Ma Douleur, Mohamed Ghafir (par Yasmina Mahdi)
Ma Douleur, Mohamed Ghafir, éd. Ressouvenances, 2019, 80 pages, 10 €
Journal de détention
Ma Douleur, livre au titre sobre, évoque l’arrestation de Mohamed Ghafir à Paris le 9 janvier 1958 par la DST. Cet Algérien né en 1934, qui ayant refusé d’effectuer son service militaire dans l’armée française, fut emprisonné plusieurs fois à Fresnes, à la Santé, à Châlons-sur-Marne et dans le camp de rétention du Larzac, en tant que responsable du FLN en France. Ce cahier de doléances, rédigé sous forme d’un journal, où sont reproduits deux fac-similés du manuscrit original, recoupe les « événements » d’Algérie par le biais d’un seul homme, et c’est cela qui est d’un grand intérêt. Les rendez-vous militants de Mohamed Ghafir sont inscrits avec précision. Les noms de famille des résistants sont systématiquement effacés et gommés du cahier, preuve de la grande honnêteté de l’homme, qui, par ailleurs, ne mange pas à sa faim. En plus de se trouver quotidiennement objet de brimades racistes, les Algériens étaient taxés d’« étrangers ». Les policiers, munis de règlements préfectoraux, usaient en toute impunité de la force afin d’entraver leur liberté de circuler, sous peine de « ratonnades ».
Au cours du témoignage de Mohamed Ghafir dit Moh Clichy (son nom de code), le cauchemar de l’arrestation dérive vers une brutalité inouïe. L’organisation des révolutionnaires indépendantistes était complexe, au vu du décompte des secteurs, des quartiers couverts notamment par Moh Clichy, de l’importance de ses missions et des risques encourus. Les institutions de la IVe République, sous la présidence de René Coty, ont bien violé les principes les plus sacrés, à savoir le respect des droits de l’homme, de « tous les Hommes [qui] naissent et demeurent libres et égaux en droits », le respect de l’auto-détermination des peuples à se gouverner eux-mêmes, la reconnaissance des libertés de chacun (liberté d’aller et venir, liberté de pensée, liberté d’expression, etc.), la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), le droit à la propriété, etc. Les représailles de l’État français ont été démesurées, s’apparentant à des crimes contre l’humanité.
Mohamed Ghafir emploie les mots « piège », « proie », « cuit », qui relèvent du registre du gibier et de la traque à l’homme, et qui prouve la sinistre réalité de la « chasse aux fellaghas ». « La rue de la torture » s’avère se situer au sein des locaux du « ministère de l’intérieur » à Paris où a lieu l’arrestation arbitraire de Ghafir, alors âgé de 24 ans, dans la nuit du jeudi 9 janvier 58. En métropole, des avilissements et des sévices sont constamment infligés à des citoyens nord-africains pourvus de papiers d’identité française mais considérés comme des individus de seconde zone, suspectés de terrorisme.
Dans un premier temps, l’interrogatoire de M. Ghafir débute comme pour chacun des suppliciés : « Ferrat Abbas et sa clique vivent dans des palaces du Caire, de Tunis, de Rabat, en Suisse et à New York », violence abusive qui, dans une logique sadique, joue sur l’intimidation. Puis, après le tutoiement, le chantage, les insultes fusent, rabaissant les us et coutumes des Maghrébins, à « porter la tarbouche et une djellaba », considérés propres aux « indigènes ». Référence fameuse et parlante, et tout empreinte d’un racisme ironique, de la réponse de Jacques Chevallier – maire d’Alger de 1953 à 1958 – à Robert Lacoste, gouverneur général et ministre de l’Algérie. Rappelons que les bourreaux se trouvaient dans les rangs de la police et notamment dans les services de la DST. Les officiers de renseignement en étaient les spécialistes. L’on sait maintenant que les méthodes d’interrogatoire et de torture pratiquées contre les Algériens ont été le fondement des dictatures d’Amérique du sud. Ces actions ressemblent en un sens à celles perpétrées par les hitlériens durant l’Occupation quant aux méthodes et aux cruautés des tortionnaires, lesquelles, lors de la capture de résistants, soumettaient les victimes à l’échéance suivante : « être pour ou contre le régime nazi », et ici : « être pour ou contre la colonisation française en Algérie ».
Le texte de cette confession au « style spécifique » ayant « valeur de rapport direct » nous renseigne sur la prise de conscience de ce responsable de la lutte pour l’indépendance algérienne. Cela renforce le côté atroce de l’interrogatoire, perpétré par des brutes. Cette épreuve est d’une dureté implacable et le courage du supplicié bouleversant, révélant ainsi « les souffrances infligées par le colonialisme sous toutes ses formes ». « Cette nuit de sacrifice » ne doit jamais faire oublier les actes héroïques des partisans de la liberté, des réfractaires à l’injustice, qui ont affronté les persécutions et la mort pour l’autonomie de leur peuple. Tour à tour, l’espérance, la réconciliation fraternelle et la croyance en la miséricorde animent ce récit. M. Ghafir, humilié, martyrisé, reste humble. Son épreuve porte le sceau d’une histoire collective.
Ce document unique devrait être inséré dans les manuels scolaires car il archive un pan de la mémoire franco-algérienne. Mohamed Ghafir a été un maillon de la chaîne de la guerre d’indépendance et des combats pour la décolonisation. Son expérience, la pire qui soit, celle de la torture, réactualise le débat à propos de ce que l’on nommait les « événements d’Algérie » ; l’expression « guerre d’Algérie » ayant été officiellement adoptée en France le 18 octobre 1999.
Cet ouvrage démontre par quels procédés la rébellion a été matée, ce que suppose un statut juridique colonial et ce qu’il contextualise. Il s’avère donc toujours nécessaire de réexaminer, de réétudier l’échelle des responsabilités entre les différents rouages de la tragédie coloniale, dirigée par le chef de l’État, le ministre de l’Intérieur, le préfet de police, le directeur général de la police municipale jusqu’aux policiers de base.
Yasmina Mahdi
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