Lui seul, Patrick Martinez (par Philippe Chauché)
Lui seul, Patrick Martinez, Alma éditeur, février 2024, 144 pages, 16 €
Edition: Alma Editeur
« D’où viennent toutes ces ombres étranges au plafond ? Certaines ont l’air, de par leur fixité, leur noirceur insondable, d’être un peu comme armées afin de résister à la levée du jour. D’autres, au contraire, fragiles, instables et diluées, partent à ce point en lambeaux dès qu’elles se déplacent qu’on pourrait aisément douter de leur existence ».
Lorsque l’on ouvre un roman de Patrick Martinez, il convient d’avoir en mémoire qu’il est musicien, un temps pianiste de jazz, et pour ce dernier roman, savoir que durant une vingtaine d’années, il s’occupa d’enfants souffrant de troubles psychiques. Patrick Martinez fut donc pianiste, et sa phrase, son style, son toucher : sa manière de saisir la matière romanesque s’en ressent. Souvent, un roman s’écoute, ses phrases passent de l’œil à l’oreille, où elles résonnent et s’embrasent. Patrick Martinez est un styliste qui possède cet art singulier de la mélodie, à la manière peut-être du pianiste Bil Evans, sa phrase est brillante, classique, raffinée dans le choix des mots, et dans sa composition.
La grande force musicale de Lui seul tient à tout cela, et évidemment à l’histoire que ce roman raconte, cette matière humaine, fragile, qu’il manie avec finesse et justesse, comme les touches de son clavier. Lui seul est un roman qui met en lumière des ombres, des invisibles enfants placés en foyer, des enfants mis à l’abri de l’oubli, et des orages. Lui seul est le roman de Gus, l’homme à tout faire, à tout voir, de ce foyer d’accueil, celui qui notamment répare les jouets cassés de ses mains agiles, et les âmes tourmentées d’un regard, d’une présence silencieuse. Cette présence est celle du roman. Lui seul est aussi le roman de Léo, l’enfant un temps sauvé, mais qui se perdra sous les mains de sa mère, son histoire terrible fait écho à celle que Gus a connue, enfant, une histoire enfouie, qui se répète. La douleur a souvent des échos qui fondent les grands livres, une douleur qui ici conduit à une nouvelle naissance.
« La lumière que filtraient ses paupières s’est éteinte. Ses yeux restent fermés, mais lui semblent, par ce qu’il voit, immergés dans une eau insondable et noire, une eau où tourbillonnent, comme dans un rai de soleil, d’infimes particules cendreuses de poussière ».
Patrick Martinez est un orfèvre dans l’art de décrire ses personnages, de les saisir dans leurs peurs, leurs silences, dans les situations qu’ils vivent, dans leur imaginaire vivace. Il pose ses phrases comme des accords parfois mineurs, d’autres fois majeurs. En quelques pages, le roman est court, précis, inspiré par les ombres et les lumières qui entourent notamment Gus et Léo, Patrick Martinez nous offre un saisissant portrait de familles, décomposées, recomposées, fragiles, entre rage et colère, saisies par l’abandon, mais sauvées par le roman qui porte leur histoire. Lui seul défile, comme défilent des paysages à travers la fenêtre d’un wagon, semblable à celui où s’est installé Gus, laissant aux voyageurs le temps d’imprimer ce qu’ils voient défiler sous leurs yeux. Nous sommes les voyageurs de ce roman, et les images que nous retenons sont celles d’un monde qui hésite entre équilibre et déséquilibre, entre force et fragilité, habité par des personnages touchants et inoubliables, et Patrick Martinez les décrit avec la force et la souplesse de l’art romanesque. Comme pour un pianiste, la souplesse et le toucher sont la marque des grands romanciers.
Philippe Chauché
On doit à Patrick Martinez deux autres romans : Les Silences de Rose (Editions Diabase), et Ligne de basse (Alma Éditeur).
https://www.lacauselitteraire.fr/ligne-de-basse-patrick-martinez-par-philippe-chauche
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