Louise, Isabelle Alentour (par Murielle Compère-Demarcy)
Louise, Isabelle Alentour, Editions LansKine, mars 2019, 69 pages, 14 €
Entre « calme tiède d’après » et « belle sérénité du matin » un caveau se referme sur un secret de famille, mais « les mots (…) aimeraient se débarrasser de leur histoire ». L’indicible tente alors de s’écrire, de s’écrier (« Il est des secrets / plus impalpables / que d’autres secrets »). La douleur innommable (« Je ne saurai jamais quelle douleur exacte t’a emportée ») d’une fillette viol(ent)ée sans avoir pu rien en dire hurle sous chaque ligne de Louise, lèvres scellées sur un tabou (nommé page 51) enfoui jusqu’à la perte d’identité dans le puits perdu d’un cœur arraché à l’enfance ; lèvres s’ouvrant dans la brûlure à demi-mots de l’Écrire. Même « Brume » (la brume est personnifiée) bouche blanche cousue qui « se tend au-dessus du cortège » lorsque le caveau va se refermer, même « le ciel (qui) bouge si peu », hurlent la brûlure intérieure d’une blessure ouverte (« une entaille rappelle ») invisible, tue et qui a tué la candeur, expulsée du ventre des soixante-neuf pages de ce livre ouvert sur une mémoire pantelante et déchirée, en glaives de cris étouffés, glaçons de larmes criblant le « visage fruité » d’une réalité insoutenable.
« Quelque chose gémit, je ne sais encore quoi.
Quelque chose échappe, je ne sais encore quoi.
Quelque chose se détache ».
écrit Isabelle Alentour dans ce récit poétique à la première personne du singulier disloquée (« j/e »). De la dislocation de soi à celle de l’énonciation (dis-élocution) se tient et tremble l’espace d’un discours tentant de recoudre le cours interrompu d’une vie, sur le fil ténu d’un anéantissement sur lequel le Dire poétique – lieu éminent de la parole mise à nu / mise au jour – tente lui-même de dresser quelques ponts entre ce qu’il reste d’un passé innocent et heureux (Louise aimait comme la plupart des petites filles les robes qui tournent, les rubans dans les cheveux, sauter à pieds joints dans les flaques) et « l’après » troué de non-dits, de silences déchirants, d’esquive face aux regards extérieurs qui se détournent, ne voulant pas voir, que l’on « en » parle…
« Aucun mot pour dire que homme, que sexe ni, malgré que, aussi, parce que brouillage durable des images et de toutes manières que faire des images, pour faire sortir ce que tu veux c’est des mots, et des mots tu n’en as pas pour dire cette chose, ce hors enfant, ce hors humain plaquant sa carapace contre toi, son souffle sur tes seins précoces, mêlant de force sa semence à ton sang furtif.
Et ton corps partout qui suppliait pour devenir inerte ».
La réalité crisse dans la nuit terrible qu’« une petite, toute, petite, fillette » doit taire face aux adultes, passée à guetter « le grincement (d’une) poignée de porte ».
« Cela se passait chaque soir au coucher.
Il se pointait à la porte de la chambre, s’appuyait au chambranle et,
Durant tout le temps de la mise en pyjama, me tripotait de son regard.
(bleu)
Adieu enfance ».
L’amnésie se propose, instinct de survie, dont se vêt Louise pour ne pas « (s’)enliser », pour ne pas se laisser s’éloigner au fond du « n’être rien ».
« Le cerveau – le bienheureux – sait se protéger.
Perpétue encore et encore l’amnésie.
Exit le visage lisse, le costume gris sans un pli ».
Louise doit, pour se sauver, « inventer un berceau qui contiendrait le ciel ». Le rapt de l’enfance cherche désespérément un bonheur par procuration en se projetant dans l’observation de la vie des autres (« Pour ne pas m’enliser dans l’été j/e vagabonde, de bâtisse en bâtisse, / dans les chambresdes gens, dans leurs vies et leurs têtes »). Ce livre, poignant, tient sa puissance poétique de savoir contenir les mots dans l’inouï de l’indicible, tout en inoculant, l’espace d’un livre / le laps a-temporel d’un effondrement, la suffocation ; de se tenir sur le bord d’une impossible réalité à vivre et la potentielle fuite en avant dans la folie. Louise pose la question du poids des mères (« Je voudrais liredans l’autre livre un conte qui sauve les filles et les / mères. // Ne nourrit-on pas ses enfants à sapropre douleur ?) ; pose la question de la possible sortie de secours lorsque l’enfance en son éclosion est déchirée, en son âme en sa chair dans son sang, lorsque la scission de son noyau pulvérise son équilibre, l’existence, la possibilité de sa survie. Comment rester « seule avec (s)on vide sous les mots» ? Les oiseaux prennent un temps la voix de secours que délivrera le chant poétique (« Moi j’ai des oiseaux blottis dans mon gosier. / D’un jour à l’autre j/e les découvrirai peut-être. / (…) / En attendant j/e continue. / J’apprends à me consoler en soufflant sur le mot calme ».
« Mais toujours revient cet immense problème des limites.
(C’est la partie la plus difficultueuse de l’équation, il me faut bien l’admettre.)
Car gérer autant d’intérieurs a de fâcheuses implications : impossible de
les organiser sans que rien ne sorte de la toile.
Habilement j/e corrige quelques angles, vérifie quelques nœuds.
Mais les pensées, c’est comme des photons lumineux, elles n’en font
qu’à leur tête, leurs pupilles sont plus excitées que des électrons et leurs noyaux
battent comme des portes ».
Murielle Compère-Demarcy
Isabelle Alentour est née en 1962 à Marseille où elle vit et travaille. Elle a longtemps œuvré dans le monde de la recherche, en biologie puis en sciences humaines et sociales. En 2012, elle se détourne des formes de savoirs institués pour se consacrer pleinement à une pratique clinique. L’écriture poétique lui vient ensuite, nourrie par sa pratique quotidienne de l’écoute et son attention à la singularité de la parole. L’étonnement demeure un de ses moteurs principaux. Elle participe aux travaux poétiques du Scriptorium à Marseille et à des ouvrages collectifs comme Dehors, recueil sans abri, Éditions Janus (2016). Elle publie en juin 2017 le recueil Je t’écris fenêtres ouvertes, Éditions La boucherie littéraire.
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