Lits, Demain je vais alors m’absenter, Jean de Breyne (par Marc Wetzel)
Lits, Demain je vais alors m’absenter, Jean de Breyne, Propos Deux éditions, avril 2023, 118 pages, 14 €
« c’est pour se lever oui,
il faut déplier le corps
couché horizontal rouler
sur soi jeter les jambes.
je porte ma main là
au point de la douleur,
je lève la tête, la lumière
le jour est levé, est autre,
c’est le jour des décisions,
c’est bien un jour du réel,
on ne sait pas quels mots,
on veut n’avoir pas à aller,
que l’on nous laisse tranquilles » (p.30)
Quand un poète est (assez gravement, depuis deux ou trois ans) malade, qu’en écrit-il ? Il trouve d’abord la formule simple et décisive (p.39) : être malade, c’est être là quand même ; et puis il ausculte ce qui relève de lui – son âme active, son humanité, sa réelle disponibilité au réel. Comme nous tous, il préférerait aux soins prodigués les attentions qu’il se donnerait à lui-même, et aux aléas, empêchements et souffrances les risques qu’il déciderait de prendre. Mais voilà : il s’agit bien de lui (p.49), du sort propre de son corps, de l’âge récolté (« cela fait un moment non ? », p.46, ou bien : « tout vint du corps », p.94). Avec les questions directement issues du problème qu’on se devient : que faire quand « on commence à se défaire » (p.94) ? Comment apprendre à vouloir à-demi ? Quel usage avoir de l’imperceptible et irréversible inflexion de sens de certains mots usuels : protocole, dommageable, tombée du jour, tension, tirer le rideau, tisane ?
« alors il n’est plus qu’à attendre
que tout se mette en place on
parle de protocole, j’aime,
tout en effet est réglé de dates,
le temps va foncer encore plus,
quand je croyais avoir le temps » (p.33)
Le mot le plus douloureux reste pourtant : demain. L’humour du temps y devient féroce. La finitude réelle, ce sont les mésaventures de demain ; le sursis vrai, c’est « demain qui manque aujourd’hui » (p.43) ; même nos diversions réflexes, nos tics de langage dans la grise urgence (« passer à autre chose », « on verra bien », « les deux mon général », « garder le meilleur pour après », et même « parer au plus pressé »…) requièrent le lendemain même qui rabat son rideau. Des sentiments changent de régime (sur quelle imagination – ou figuration du possible (p.35) – compter quand la nécessité vous défigure ?), des vertus connaissent une panne technique (quelle « confiance » garder en ce qui se paralyse ?), des états d’âme qui n’avaient pas de nom surgissent (cette douceur dans la crainte, (p.44) est-ce donc cela, l’aménité qui faisait rêver chez Rabelais ou Montaigne ?). Comment nommer cette inédite attention forcée au peu qui fait si librement beaucoup ? La fièvre (probablement) fait ainsi venir sous le front divers amis qui devisent sur l’étrange question – pourquoi l’arrogance d’aller sur Mars ? – et font réponses de Normands dignes des visiteurs de Job : planter son petit drapeau, ânonne l’un ; laisser là-bas souvenir quand ici la Terre sera morte, tente un autre ; poursuivre les guerres, argue le fin Clausewitz de l’équipe. Mais le poète a (c’est facile, quand le maître d’école rêve son école) très vite le dernier mot, le très mystérieux mot de la dernière vérité, qui est (p.44) : « nous pouvons disparaître de vous ». Ça tombe bien : personne ne souhaitait en savoir plus.
« on attend des amis demain
quand d’autres plus jamais.
on a pu ne rencontrer des amis
que par leur livre ou bien
avoir prononcé seuls leurs noms.
c’est assez considérable et
devant milliard d’humains,
c’est assez considérable
la place qu’ils occupent,
il faut une énorme respiration » (p.48)
Jean de Breyne est écrivain, mais aussi plasticien, photographe, galeriste (c’est peut-être d’ailleurs ce qui rend sa parole obscure – il est incapable de ne faire qu’écrire quand il écrit !). Cette polyvalence fait aussi sa riche souplesse : son angoisse peut toujours alors faire autrement ! Comme un polyglotte à l’abri, dans Babel, de tout malentendu ! La vieillesse n’est nul naufrage pour qui sait, à temps, devenir la mer (que rien ne noie). La perte de poids (et même de substance) n’est rien pour qui sait raisonner en lignes (p.88), en rais de soleil (p.90), en plis, plans et découpes (qui sait se consoler par les épures des choses de l’épure de personne qu’il devient). Et puis l’arrêt du temps ne saurait surprendre un photographe ! Même la maladie, qui complique la vie du corps, paraît aider à saisir la complexité du reste : le poète le dit p.77. Dans l’état ordinaire, on voit la lumière ; et la lumière même va. Ce sont choses séparément simples. Mais dans l’état modifié de la vie, soudain, pour la première fois surgit devant nous « la lumière qu’on voit aller ». L’objectivité est certes plus délicate (détachement et impartialité n’ont plus guère de sens dans l’éboulement des forces), mais elle est aussi moins requise (la douleur multiplie, comme gracieusement (!), au-dedans, et diversifie les points de vue qu’il n’y a plus à puiser ailleurs). Les caractérisations vécues, strictement subjectives, fidèlement singulières, valent définitions, au moment même où la vie, attaquée, s’indéfinit. Ainsi, pour exprimer suffisamment le temps : « rien n’arrête les heures arriver » (p.71) ; la présence : « nous reposons notre être entre les mains de l’être » (p.75) ; la visite d’autrui : « la grâce d’être venus » (p.107) ; le moment de vérité : une lacune « en italique » (p.80). Et le drame de la Passion athée, de la Crucifixion sans Messie, s’énonce ainsi en « point de vue majeur où cloue la catastrophe » (p.57). Même si l’on n’est pas seul ; même si une compagne de Golgotha oscille, merveilleusement, entre Marie-Madeleine et un larron.
« on pourrait citer des noms
dans cette clarté, qui
viennent nous parler, les
nommer en hommage.
ils ne peuvent qu’être, c’est
grand, la négation n’est
pas un reproche, la caresse
est la tienne seule,
personne autre ne peut
tenir le corps debout
devant la glace du lavabo,
ni m’aider à me confier
à d’autres avec mon bagage,
m’absenter de toi
tôt ou tard. c’est vrai
je suis à l’âge du tard,
on y pensait bien.
demain nous reprendrons
le chemin des oliviers » (p.63)
Même l’humour n’insistera pas. Une scène, qui pourrait être irrésistible, est, par pudeur, par civilité, arrêtée net : le voisin de chambre de l’hôpital (d’Avignon, ou d’Apt) s’appelle monsieur Bonnefoy, mais celui-ci ignore du tout au tout pourquoi le poète malade, à côté, s’en émeut. D’ailleurs, l’homme est sourd – comment lui crier le loufoque de l’aventure homonymique ? et il est déjà (dès cette vie) dans un autre monde : Monsieur Bonnefoy demande à Jean de Breyne « l’avez-vous connu ? » en perdant le nom propre auquel il pense ! Alors, de Breyne fait ce qu’il sait faire : il attend, discret et courtois, les prochaines pensées. Même sa colère (il voit bien que ça sent partout la mort, la haine, le ressentiment – et s’en irrite muettement) se regarde assez tranquillement passer, « j’ai peur de l’homme c’est vrai » – s’avoue-t-il – « ce sentiment qu’il attend le moment pour lâcher ses chiens » (p.54) ; mais les passions tristes lui répugnent, comme fastidieuses récriminations de bien-portants, et sa suffisante réponse – puisqu’il peut aujourd’hui se lever – sera limpide : « le silence est tel que j’ouvre la fenêtre » (p.53). L’air du vrai redevient respirable.
« je peux dormir assis et rêver
en tant de vers, la nuit est là
celle des sommeils du monde,
cette nuit des sommeils de l’humain.
on va se tenir bon au sociétal » (p.36)
L’art si net et pourtant si déroutant de Jean de Breyne s’illustre parfaitement en deux lignes de la page 102. D’un côté, écrit-il, « on se fait, oui, une montagne » (de notre fin obligée ?) ; de l’autre, ajoute-t-il baroquement, « quelqu’un arrose la montagne ». Ce très mystérieux « quelqu’un » qui raccompagne à la vie (?) avertit qu’on est « ce lecteur qui ne sait pourquoi il est un lecteur » (p.103). Mais ce qu’on voulait – et qu’on a – c’est, non la raison d’avoir lu, mais le ravissement de lire. Ravi des formes que, dans ses lits de malade, vient reprendre la vie !
« on se reconnaît que trop
dans une illisibilité parfois.
pour cacher quoi adressé ? (…)
on veut encore que la main
encore prolonge ce que
toujours on ne sait pas encore… » (p.110-111).
Marc Wetzel
Jean de Breyne (1943) est écrivain, poète, critique d’art, photographe et éditeur. Il a fondé l’Ollave, qu’il co-dirige. L’œuvre est abondante, à la fois incisive et courtoise, étonnante toujours. Récemment, chez le même éditeur : Célébration du chemin, et Duende. Une voix irréductiblement juste et singulière.
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