Lire les Rivières précédé de La Rivière des Parfums, Bernard Fournier (par Murielle Compère-Demarcy)
Lire les Rivières précédé de La Rivière des Parfums, Bernard Fournier, Éditions Aspect, Coll. Folium, 2017, 14 €
Le poète Bernard Fournier poursuit sa quête de Réponses (Marches III, partie I), à l’écoute symbiotique du monde naturel qui l’environne, dépositaire de voix humbles ou enfouies auxquelles de prime abord on ne prête pas toujours attention. Ici la rivière prend le relais des pierres qui, Vigiles des villages, peuvent comme nous écouter l’univers, lorsqu’« elles veillent, / les yeux mi-clos sur leurs traits lapidaires / à l’écoute du bruissement des soies, des griffures d’insectes : froissements ou feulements de fauves ». S’il ne l’arraisonne pas complètement, l’homme qui marche (cf. Marches, éd. Aspect) gère son embarquement dans sa traversée du monde, afin de ne pas se perdre et pouvoir poursuivre sa destination. Et même si la poésie – cette nourriture des mots – pourrait éventuellement égarer son cap, il se préoccupe d’accomplir un destin davantage qu’un voyage : « Apprenons la patience des orages le long des routes et des rivages » écrit le poète. Savoir la terre, les arbres, les fleurs, ici les rivières, c’est, non seulement (re-)connaître le terroir et nos territoires mais aussi, écouter l’environnement et s’y accorder, notamment en célébrant par le chant poétique la symphonie polyphonique d’un Univers-Un.
L’Homme n’est pas ici le centre de l’univers, mais partie intégrante d’un Tout. Nous pourrions reprendre le concept d’« Abhumanisme » repris de et avec Benjamino Joppolo (cf. Jacques Audiberti et Camille Bryen L’Ouvre-boîte, Colloque abhumaniste, Gallimard 1952). Rappelons l’intérêt de Bernard Fournier pour Jacques Audiberti qu’il présente dans Métamorphoses d’Audiberti, une biographie, 1899-1965, ouvrage publié aux éditions du Petit Pavé en 2020. Suivant le postulat de ce concept, l’homme doit reconnaître les choses et les autres vivants à la commune mesure de l’être humain. Les mots, eux, constituent, par les leviers qu’ils actionnent, les amorces du jaillissement du monde révélé dans sa pleine apparition et présence (« De nouveau relever les âmes, / Quand il n’y a plus rien que des mots / qui s’acharnent aux réponses du matin »). Autrement dit, les mots donnent, dans leur entreprise cognitive, heuristique et créatrice d’advenue du monde, à voir le cheminement initiatique de nos Marches existentielles. Les réponses du matin s’écrivent en cherchant le clair des énigmes diurnes et obscures. De leur côté et s’ajoutant au processus d’élucidation du monde, les rêves relaient, en leurs flambeaux fantasmatiques ou fantasmagoriques transmis de main en main dans la lumière du monde interprété, les caps les tangages les houles des traversées vives diurnes, pour former une crique où « drossent les jours à venir contre les ressacs de la nuit » (Marches III).
J’ai soif de tous les mots du monde
Des rus d’avril et des granges capitaine
À l’aube des montagnes qui recrutent les chênes.
Que soient neuves les rivières
Qui abreuvent les marches
(…)
écrit le poète, nous emportant sur le Fleuve du monde dans le même temps que le guide le Fleuve de l’Écrire.
Il s’agit ici de « lire les rivières », d’être à l’écoute de leur cours, « en barque », en situation de « traversée inaugurale » ou par exemple dans la peau d’un « nautonier des monstres ». Bernard Fournier mêle, dans son écoute du monde, univers réel et univers mi-onirique mi-fantastique, avançant au pré serré du souffle, au près serré d’une inspiration poétique étrange et familière flirtant avec les deux rives de notre existence. Navigateur des deux rives (Apollinaire avait été, lui, un Promeneur des deux rives…), le poète nous transporte dans les nuances de ses sensations et de ses métamorphoses. Hissant par exemple sur les croupes des monstres « le pavillon des algues fluviales », il nous fait entrer dans son monde :
(…)
J’habite les grottes de l’été ;
J’entretiens avec les autochtones des palabres mesurées ;
J’écoute leurs voix souterraines
Présence diurne au silence de mes rames.
Il arrive que la Rivière, allégorique du cours de l’existence, émette des parfums, et même si le poète ne les sent pas (« Je ne sens rien des parfums des rivières, avoue-t-il, rien que la fraîcheur de l’eau »), il en ressent les vibrations, notamment dans l’appel des sensations que ces effluves provoquent sur lui. La réception des voix émises par chaque entité universelle est soulignée, dans l’écriture poétique de Bernard Fournier, par un rythme et des tournures chiasmatiques qui font se correspondre les êtres et les éléments entre eux, parties d’un Tout en résonances. Correspondances baudelairiennes… intégrées à un style et une prosodie riche en musicalité et jeux des sonorités.
L’appel d’une voix singulière, à peine perceptible mais reçu par le poète lui-même, capte d’entrée l’attention. Il s’agit de la voix d’une femme (« Rivière femme ») muse du poète qui, lui, s’énonce et s’affirme souvent comme un guide. Il est « le capitaine », « le nautonier », celui qui entend et vient accueillir celle qui appelle, sans comprendre pour quelle raison cette voix particulière le touche puisque nous entrons là dans l’espace mystérieux, inexplicable, incalculable, de l’amour. Une femme un jour rencontre son chemin, appelant à la vie, du bout des lèvres, dans un murmure et lançant sur le fleuve une fleur de papier (« (…) cette fleur de papier qu’elle envoie vers le large est déjà un baiser sur des lèvres inconnues, / Déjà une promesse, un appel, un élan »). Le rythme ternaire de certains vers, affûtant la nomination d’un état, récurrent par exemple dans le chant hugolien du Poème, vise à toucher au plus près dans son expression, en la précisant, la sensation vécue. En outre, le rythme caractéristique du recueil reproduit par mimétisme le cours mouvant de l’eau (rivière, fleuve, mer). Même si, suivant le précepte héraclitéen, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, des alluvions dépositaires de ce que garde, en le retenant, la mémoire ancestrale, laissent trace de ce qui fut et sera transporté, au fil du temps naufrageur mais bâtisseur. Le poète est celui qui célèbre(ra) ces traces, gardien du troupeau des temporalités respectivement revécues ou télescopées.
Rempart de cette Rivière mémoire, « la patience » fait figure d’ange dans la poésie de Bernard Fournier, vertu cardinale tisserande des liens authentiques. En « roulant ses galets vers l’aval », comme la mer et la nuit de ses ressacs retournant l’abîme, l’horizon et le ciel de son vaste mouvement de vagues, dans un Voyage épique réalisant le retour cyclique du même dans un temps autre… À l’instar du héros épique, la Rivière traverse littéralement et de manière allégorique le cours de nos existences, poussant patiemment sa barque contre vents et marées, portant Ulysse et le poète à son bord, dans une coque de noix (un si frêle esquif) dont les passagers ne lâchent pas les rames en poursuivant leur quête dans une odyssée opiniâtre. Car la poésie de Bernard Fournier manifeste et scelle l’accueil de la vie, contre son abandon, le renoncement ou la résignation.
Il laisse Ophélie à son linceul d’eau et court après la rivière
Comme un enfant après les papillons,
Il sait maintenant qu’il peut nager jusqu’à l’autre rive ;
Il prend sa barque, commence la manœuvre, recommande le cap
Et s’offre aux vents, confiant, vers les nuages et vers la mer ;
Lire les rivières ricoche de rive en rive et signe l’acquiescement à la vie dans l’écart poétique et la patience apprise. « Toute une vie immense (…) aux limites des mers »… émettant l’inouï des orgues profondes à la jonction vertigineuse des abysses et du ciel, des cimes et de l’abîme.
Murielle Compère-Demarcy
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