Lire Dostoïevski (par Daoud el Yazid)
Le génie de Dostoïevski est incomparable. L’écrivain russe a excellé dans les petits récits comme dans les grands. Qui dit petits dit Les Nuits blanches et Le Crocodile, entre autres. Qui dit grands récits dit Crime et châtiment et L’Idiot, entre autres.
Prenons le cas de trois romans qui sont pour nous assez particuliers. D’abord L’Eternel mari : un roman à caractère théâtral qui relève du Vaudeville, genre connu principalement chez Tourgueniev (notamment dans La Provinciale). S’il s’agit dans ce genre des aventures que mènent un mari, sa femme, et un amant, le vaudeville de Dostoïevski est autre. L’intrigue du roman débute quelques années après les aventures des protagonistes, après la mort même de l’un d’eux (la femme). Ainsi, Dostoïevski renouvèle-t-il le genre et crée son propre vaudeville et en fait un « post-vaudeville » mêlant comique et tragique. Le roman met en scène deux personnages principaux : Veltchaninov et Pavel Pavlovitch (l’éternel mari). Les éternels maris, nous dit le livre, sont des gens qui « devaient être dans la vie uniquement des maris, et rien d’autre ».
Quand cet éternel mari rencontre Veltchaninov, il lui présente toutes les expressions du respect qui ne sont au fond que celles de la haine. Voulant se venger, il essaye de lui faire comprendre qu’il sait séduire les femmes mais vainement. Cette intrigue on ne peut plus banale est le prétexte d’un texte littéraire d’une grande beauté.
Ensuite, considérons Les Nuits blanches. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de nuits passées sans sommeil à cause d’insomnie ou d’un quelconque malheur, il s’agit seulement d’une période en Russie où la nuit n’occupe que l’espace de trois heures avant minuit (parfois elle ne tombe jamais). Ainsi beaucoup de gens sont-ils contraints de passer toute la nuit éveillés, d’où l’appellation. Dans ce roman, un personnage solitaire fait des maisons de Saint-Pétersbourg ses meilleures amies, il les reconnaît qui avec sa couleur qui avec sa forme. Un jour, rentrant chez lui, il rencontre une fille, nommée Nastenka, qui pleure sur un banc. Timide, le personnage arrive difficilement à engager la conversation. La fille attend depuis quelques jours un amant qui ne vient pas. Le personnage timide et loin d’être disert, devient le psychanalyste de la malheureuse. La quatrième nuit, dans une sorte de transfert, l’analyste tombe amoureux de son sujet et la fille accepte son amour et le proclame désormais partagé. Chez Dostoïevski il n’y a jamais de happy ending. Au moment où le héros s’apprête à devenir heureux, l’homme tant attendu apparaît soudainement et Nastenka quitte les bras de notre héros pour rejoindre ceux de l’ancien amant. « Si je pouvais aimer deux hommes en même temps ! Oh si vous étiez lui » dit-elle, affligée dans son bonheur retrouvé. C’est ainsi que sont les sentiments chez Dostoïevski : mêlés, perturbés et flous. Nastenka, est-elle heureuse dans cette fin ou malheureuse ? Bonheur et malheur sont-ils nécessairement opposés ? Ne font-ils pas, par leur symbiose, ce que nous nommons la vie ? Ce sont là les questions fondamentales de Nuits blanches. Le roman s’achève enfin avec une pensée naïve mais épicurienne : « Mon Dieu ! Une pleine minute de béatitude ! N’est-ce pas assez pour toute une vie d’homme ? ».
Le troisième roman est Le Joueur. Un roman sur l’intensité de la passion et sur ce qu’elle engendre. Un roman sur les frontières insaisissables qui séparent l’amour et la haine. Un roman à caractère autobiographique qui raconte des déceptions de l’écrivain, déceptions amoureuses et financières. Mais parlons de « l’avant-texte » de ce livre. Je ne désigne pas par là son brouillon car il n’en a pas.
En 1865, Dostoïevski était en tournée en Europe. Féru du jeu d’échecs, il perd incessamment. En raison des dettes et de l’état misérable où il se trouve, Dostoïevski signe un contrat fou avec l’éditeur Stellovski. Par ce contrat, l’éditeur prête à l’écrivain ruiné trois mille roubles, et obtient le droit de publier ses œuvres complètes, mais si l’écrivain ne remet pas, avant le 1er Novembre 1966, un roman inédit, il perd tout droit sur ses livres.
Peu de temps après, Dostoïevski reçoit une autre avance d’un autre éditeur pour écrire un livre. Ce sera Crime et Châtiment. Dostoïevski, pressé par le temps, écrit les deux romans en même temps. « J’écrirai l’un le matin, l’autre le soir » écrit-il à Mme Corvine-Kroukovskaïa le 17 Juin 1866. Cependant, le 1er octobre, il n’a pas écrit un seul mot définitif du roman promis à l’éditeur pour le 1er Novembre. Il dicte d’une seule traite tout le roman (Le Joueur) à une sténographe entre le 4 et le 29 Octobre.
Ce roman est pourtant l’un des plus forts de l’écrivain russe, il précède tous les grands romans de Dostoïevski. Peut-être contient-il tous les grands sujets traités dans ces romans. C’est pourquoi Dominique Fernandez, dans une préface au Joueur, écrit : « Le Joueur est une version préparatoire de Crime et Châtiment, une variation pittoresque sur la double nécessité de commettre un délit et d’en subir les conséquences. Ce court roman aurait pu s’appeler, en écho au grand, Vice et Punition ».
Imaginons donc un Joueur écrit à tête reposée. L’éditeur Stellovski a peut-être commis un véritable crime contre la littérature. Mais, pourrait-on dire, la contrainte ne serait-elle pas le motif de ce bel exercice de style ?
Daoud El Yazid
Daoud El Yazid, Chercheur en littérature française et comparée (Maroc).
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