Ligne de fond, Werner Lambersy / Philippe Bouret (par Murielle Compère-Demarcy)
Ligne de fond, Werner Lambersy / Philippe Bouret, La rumeur libre Éditions, 2019
Dans le domaine de la pêche, la locution « ligne de fond » désigne une ligne non équipée d’un flotteur, reposant au fond de l’eau et munie de différents fils de petite taille équipés d’hameçons. La ligne de fond renvoie à une ligne dite « dormante », à la différence d’une ligne dite « flottante ». La poésie expérimentée par Werner Lambersy ne serait-elle pas analogue à cette méthode de pêche pratiquée à l’aide d’un appât reposant sur le fond de l’eau ? Un proverbe du XIVe siècle nous prévenait qu’« il n’est pire eau que celle qui dort », (parangon de notre proverbe actuel : « il faut se méfier de l’eau qui dort »). Continuons et allons plus loin : faire bouger les lignes de notre réalité, au mieux du réel, ne serait-ce pas l’objet de l’entreprise poétique appréhendant ce dernier par le biais d’un appât semblable à celui de la ligne de fond ? La poésie ne serait-elle pas cette méthode de pêche analogue à la ligne de fond sans flotteur, qui repose au fond de l’eau, exercée de distance en distance à l’aide d’un fil court supportant des hameçons (dans le cas du langage poétique : dotée, de distance en distance dans le champ complexe du réel, d’un art du condensé suggestif riche d’une multitude de prises amorcées sur le vivant, sur la réalité) ?
La poésie serait la quête de cette part d’inconnu correspondant aux 95% de l’énergie noire mystérieuse de l’univers, pêche sans cesse reconduite à l’affût de cette « matière sombre » que l’homme- poète-pêcheur tente de saisir, motivé par le désir, abîmé par l’obscurité de son manque, ce « ça (qui) échappe » (Werner Lambersy). Lisons W. Lambersy, à la page 156 de cet entretien avec le psychanalyste Philippe Bouret :
« Le réel, c’est ce que je pourrais aussi appeler la nature du poème. La réalité, c’est ce que tout le monde croit connaître. C’est ce que tu peux espérer atteindre. La réalité, c’est comme en physique quantique à l’heure actuelle. Tu crois connaître et tu ne connais rien (…) On touche cinq pour cent de ce qui constitue l’univers et on appelle ça la réalité. Le reste, c’est de l’énergie noire, c’est de la matière sombre (…) J’assimile le poème à la matière noire, à l’énergie sombre. Il n’y aurait pas de poème sans cette immense part de ce que l’on ne connaît pas. C’est cette part inconnue que j’appelle le réel. C’est pour moi la meilleure définition du poème. Le réel, c’est ce qui est constitutif du poème. »
Nous citions le fameux proverbe précédemment suivant lequel « il faut se méfier de l’eau qui dort », comme le vivant réel doit se méfier de la « ligne de fond » pratiquée par le poète. Philippe Bouret reprend à ce propos l’extrait du tristique, dans Chronique d’un promeneur assis de Werner Lambersy : « Jamais le poème n’a perdu le réel de vue » …
Non seulement cet entretien fertile (titré avec pertinence Ligne de fond) éclaire ce rôle actif / efficace / efficient joué par l’énergie spécifique du poème, mais aussi met en lumière cette vérité que sous sa surface empreinte d’une multitude d’apparences le réel peut révéler, via la pêche de fond exercée par le langage poétique, des remous / zones de turbulence ou d’apparente inoffensivité / facettes invisibles, voire insoupçonnées, à condition de ne pas nous tenir passifs et sans effort au niveau simplement de sa linéarité, de ses contingences, de sa première lecture. La pêche par Ligne de fond permet par conséquent de nous ouvrir à une interprétation poétique du monde, efficace et non utopique ou désuète puisque d’éminents chercheurs comme les astrophysiciens, observateurs et interprètes par excellence des mystères de l’univers, ont recours eux-mêmes -ainsi que le rappelle Werner Lambersy à la page 159- à l’universalité du langage poétique :« (…) on prend conscience que quelque chose nous unit en tant qu’éléments de l’espèce humaine qui est une forme d’écriture, une forme de présentation des choses qu’est le poème et uniquement le poème. Donc, le poème est universel (…) Je pense (…) à certains astrophysiciens qui écrivent parfois des poèmes, parce qu’ils sentent très bien ce besoin fondamental. Il est important pour moi de les écouter (…) J’ai entendu un grand physicien (…) me dire : « Moi, pour rendre compte avec exactitude (…) de l’état réel de mes recherches, je ne peux employer qu’un langage poétique (…) je ne peux rendre compte de ce que je découvre en sciences, en tant qu’astrophysicien, qu’avec des termes poétiques. Et quand j’écris quelque chose autour de la lumière noire et des trous noirs, c’est toujours de l’ordre poétique. »
Le désir constitue le principe moteur de l’élan poétique, poussant les poètes à toujours vouloir poursuivre la quête de s’acheminer, inlassablement, opiniâtrement, vers l’inaccessible pied de l’arc-en-ciel. La part inconnue de l’univers et de nous-mêmes que nous recherchons sans cesse après en avoir trouvé en chemin quelques bribes balbutiées, qu’est-elle sinon cette courbe asymptotique de l’amour, illumination effroyable par l’expérience de son manque, extatique vertige par l’expérience de sa verticalité éblouissante, au fondement de la poésie lambersienne ? « L’amour est (…) un mot détourné de son objet qui invente le poète comme sujet », écrit le poète Serge Pey en quatrième de couverture. Ajoutant : « Une traversée de notre temps où nous crions debout sur les épaules d’un mot qui espère une espérance désespérée. Une grande ligne de fond. »
Ce livre se dresse dans le jaillissement de « la parole échangée, du dialogue », écrit Philippe Bouret, « il naît à ce point ultime de la parole où advient le silence. Le poète se tait et le psychanalyste rejoint l’ombre pour encrer les bords du vide et mettre le navire à l’ancre. Il y a à ce moment-là un « C’est là, nous y sommes » » (Adressez-vous aux poètes !, pp.15-17, Ph. Bouret).
« En tant qu’éléments de l’espèce humaine », nous sommes les veilleurs d’un même univers, devons être les sentinelles des mystères de la vie sous toutes ses formes, parties liées entre elles d’un tout intégrant. Cet entretien fécond entre le poète (en l’occurrence Werner Lambersy) et le psychanalyste (ici Philippe Bouret) atteste également qu’un échange constructif demeure toujours possible entre les uns et les autres même s’ils ne travaillent pas le même matériau, à partir du moment où la fenêtre de la curiosité ardente et aimante reste grande ouverte pour tenter de comprendre mieux l’humain, le vivant. Si, « dans la cité », le psychanalyste en étudie davantage les symptômes psychologiques / psychiques en quête des traumatismes sous-jacents, le poète, lui, interroge et cherche davantage à en exprimer / évacuer les insondables et douloureux mystères (« Le poème est une maladie »).
Enfin Ligne de fond pare à cette lame de fond qui menace de nous submerger si nous n’y prenons garde : par « le livre : tracer un infime filament d’une lettre à l’encre noire comme ultime parade à la dictature. Je fais le pari de la beauté, quand l’amour se resserre sur la lettre du poète et sur le silence du psychanalyste », écrit Philippe Bouret. Une érosion du silence qui bruit de ses vagues, « dormantes » ou déferlantes, contre la falaise effritée du Vivre / du Dire… Grâce au pied-de-nez triomphant, lancée à la face d’un monde terrible, par la poésie.
Murielle Compère-Demarcy
Werner Lambersy est né en 1941 à Anvers. Il est considéré comme une voix majeure de la littérature francophone. Il a choisi d’écrire en français bien qu’il soit issu d’un milieu néerlandophone : acte de résistance et d’antifascisme vis-à-vis de son histoire familiale. Sa poésie, celle d’un voyageur sur quatre continents, poursuit une méditation ininterrompue sur le dépassement de soi dans l’amour et l’écriture et a été honorée par de nombreux prix dont le prix Maurice Carême (1988), le Grand Prix SGDL (2004), le Prix de littérature de la SCAM (2005), le Prix de poésie de l’Académie française (2005) et le Prix Mallarmé (2015). Riche de quarante ouvrages (hors livres d’artiste) sa poésie est traduite en anglais, bengali, hindi, urdu, roumain, chinois, italien, arménien, allemand, macédonien, bulgare, slovaque, néerlandais, suédois, persan, vietnamien, japonais. Il vit à Paris depuis 1982.
Philippe Bouret est psychanalyste à Brive-la-Gaillarde et auteur de plusieurs ouvrages. Il s’intéresse particulièrement aux liens entre la psychanalyse et l’art. Ses travaux dans le Champ freudien l’ont conduit à étudier la poésie courtoise dans les cultures anté-islamique et arabo-andalouse au regard de l’enseignement de Jacques Lacan, de l’œuvre de Sigmund Freud et de l’enseignement de Jacques-Alain Miller. Il a étudié la langue et la calligraphie arabes.
Depuis de nombreuses années, il articule, à partir de son expérience de rencontres avec des artistes, ce qu’il nomme « la psychanalyse en expansion » et définit ainsi ce qu’il en est pour lui de la position du psychanalyste dans la cité au XXIe siècle : « Les artistes prennent l’existence au sérieux. Ils explorent l’intranquillité, l’énigme et parfois la joie des chemins de la création, se laissent surprendre par les mots, les couleurs, les sons qui s’imposent à eux et font usage du malentendu comme marque de l’être parlant ». Pour le psychanalyste qui va vers l’artiste, la rencontre au un par un appelle et expand le désir. Elle oriente l’engagement et révèle parfois des pépites. On appelle ça le savoir. Il en va de la survie de l’usage de la langue vivante et incarnée, il en va de la liberté ».
Membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse, il a été Délégué par l’ECF aux cartels de l’ACF-Massif Central et membre de la Commission des cartels de l’ECF de 2013 à 2015. Engagé pendant de longues années dans les travaux du Groupe franco-algérien du Champ freudien il a été co-créateur et co-rédacteur en chef de la revue La Fibule. Il est nommé Membre du Pen Club français en 2017 sur proposition de Sylvestre Clancier, Président d’Honneur et Président de l’Académie Mallarmé. En 2018, il entre au directoire du Pen Club, comme vice-président du Comité des écrivains pour la Paix et co-responsable des réseaux sociaux avec le président Emmanuel Pierrat. Il a actuellement en charge la rédaction de la Lettre d’Information mensuelle.
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