Libre à elles. Le choix de ne pas être mère, Laurence Santantonios (par Robert Sctrick)
Libre à elles. Le choix de ne pas être mère, Laurence Santantonios, éd. Mauconduit, octobre 2018, 224 pages, 18,50 €
Soyons francs : qui d’entre nous, sauf sous la contrainte, s’aventurerait à écrire Du bon usage de la liberté ? C’est que la liberté n’est pas affaire d’usage, mais de métaphysique. Le héron croit qu’il l’exerce quand il repousse le moment de son repas : il ne pèse même pas le pour et le contre, rien pendant un temps n’est assez bon pour lui, voilà tout. Au-dessus de sa forfanterie, nous dit le fabuliste, une loi supérieure lui fera oublier, à sa courte honte, ses faux-fuyants : la faim. Ainsi, on ne peut pas ne pas vouloir ? Le législateur le dit bien un peu, qu’il est là pour refréner : pas trop vite, pas trop imbibé, pas en force… Libre à ellesfait, en filigrane, un inventaire bien plus consistant de tous les freins qu’on se donne et qu’on peut s’inventer, indépendamment du législateur, pour contrebalancer des démons supposés, qu’on les appelle envie, caprice, besoin, vocation, que sais-je. Instinct est un peu à part, parce que le mot est ravalé : chez nous autres humains, le culturel a un tel poids que, dès que l’inné est à l’œuvre, la sublimation pointe son nez. Si le héron sublimait, il serait chef étoilé, au lieu d’être un maillon sur la chaîne alimentaire, et vous enseignerait que la tanche n’est bonne qu’en saison, relevée d’un filet de ceci et de quatre grains de cela, et que la meilleure est cuisinée dans telle petite rue du Marais. Et la liberté de concevoir dans tout ça ?
Accordez-moi que réfléchir tout seul à sa liberté ne mène pas plus loin qu’à la contemplation de sa beauté dans l’eau du lac. Mais attention, Narcisse peut choir. On pourrait s’inscrire, le temps d’une transition, dans la sublime naïveté de Michelet, lequel s’extasiait devant une nature si bien faite que, dès sa naissance, un petit être si faible trouve une mère pour s’occuper de lui… Il introduisait à sa façon, un brin platonicienne peut-être, le tour de passe-passe qui de deux fait un (et inversement), et il persiste et signe, l’amour c’est la quête de l’autre hémisphère de la boule perdue. C’est ainsi depuis la Genèse. Caïn veut dire « j’ai acquis », mais c’était un contrat à durée déterminée. C’est d’Abel que nous venons, le survivant, mais, pas de chance, Abel veut dire « fumée inconsistante ». Lisez Libre à ellesen pensant à notre histoire, et à toute la dualité qui est en jeu dès lors que nous nous inscrivons, ou pas, dans la chaîne de la vie, simples témoins et non acteurs. La femme, comme ailleurs, y a le rôle central. La langue première, l’école du début sont maternelles comme l’alimentation par le sein. Alors, tant de nature ferait-il défaut à ceux (celles, pardon !) qui, par culture, veulent sublimer cette voie toute tracée ? Libre à ellesnous dit : aucune voie n’est tracée. Le livre nous dit davantage, en quoi il rend intelligent. Sociologues, passez votre chemin, vous n’aurez ni courbes ni tableau. Psy, restez tapis dans le buisson ardent de votre attirail de pulsions refoulées et d’autres identifications : le livre ne veut nous guérir d’aucune frustration. Quel bonheur d’entendre ces témoignages dont aucun ne secrète l’amertume et le regret ! Mais j’y arrive, à ma seconde naïveté : toute vérité se trouve à deux, peut-être est-ce pour cela que pour « penser » on dit aussi concevoir. La Bible allait plus loin, elle disait connaître, comme s’il fallait posséder la personne charnellement pour savoir ce qu’elle avait dans le ventre – nous pouvons en finir avec le « rêve étrange et pénétrant », puisque nous tenons (croyons-nous) le réel, par pénétration. Avez-vous suivi les Écritures dans ces cascades ? Eh bien, Libre à ellesaussi est en abyme : Laurence, qui s’est mis en tête d’interviewer des non-mères, est mère, plutôt deux fois qu’une, même, puisqu’elle a fait deux papas, comme d’autres font deux enfants – notez que ça n’empêche pas… Mais, homme, c’est grâce à Laurence et à son recueil de paroles de femmes, que j’ai pu approcher des émotions que je ne connais pas. Je les connaissais littérairement, mettons, mais c’est du semblant. Cela dit, c’est un plein que vous enseigne Racine, Phèdre c’est le contraire de l’Amazone, elle est pleine d’un manque qui la consume, cette couguar qui confond tout, l’enfant que dans son grand âge, Sara païenne, elle aura peut-être avec ce jeune, sans le dire, Thésée-vous ! Mais c’est encore un homme, un autre, qui éclaire en poète quelque chose du féminin. C’est forcé : chaque femme se raconte, se décrit, peu, dans Libre à elles, disent le féminin, je ferais mieux de dire qu’elles disent peu du féminin. Moins que Valéry dans sa Jeune Parque(attention, beaucoup de femmes sages et mûres, pleines d’usage et raison, peuplent Libre à elles). Sa jeune femme évolue, certes, et veut renaître, mais elle passe par une crise où la liberté la grise :
Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour
[…]
Pour que la vie embrasse un autel de délices,
Où, mêlant l’âme étrange aux éternels retours,
La semence, le lait, le sang coulent toujours?
[…]
Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie !… Allez !
Hommes, femmes, lisez ce livre : l’auteur s’y découvre plus que de raison, ne se met nulle part en position de procureur bien sûr, mais entend tout. Elle entend le déclin de la famille, la part du législateur venant soutenir les défaillances de la volonté, des Nietzsche qui hésiteraient, des Darwin qui iraient à contre-courant. Savez-vous ce qui porte le livre à bout de bras ? Je crois le savoir, c’est qu’on est toujours deux : en plein, en creux, dans la ruine de la famille et du couple, reste le désir, bizarrement, le désir triangulaire – l’enfant, tiers que tu n’auras pas de moi, qui ne me prolongera pas, ce qui m’accomplit. Que voulez-vous, on en revient toujours à Thésée : dans le labyrinthe, il a besoin d’Ariane et de son fil(s) ; il l’abandonne, tombe sur la sœur, maudit son fil(s), se retrouve seul. Tout ça pour ça ? Non, libre à elles, libre à (tire-d’)elles.
Robert Sctrick
Laurence Santantonios a travaillé une trentaine d'années dans l'édition et dans le journalisme littéraire.
Collaboratrice du magazine Livres Hebdo, elle a publié "Auteur/Éditeur, création sous influence" en 2000 et "Tant qu’il y aura des livres" (Bartillat, 2005). En octobre 2018, elle signe un document sur un sujet de société médiatisé mais encore tabou : « Libre à elles, Le choix de ne pas être mère.»
Laurence Santantonios est fondatrice et directrice des éditions du Mauconduit au catalogue duquel figure notamment "Retour à Yvetot", d'Annie Ernaux, "Écrire sa vie, du pacte au patrimoine autobiographique" (2015), de Philippe Lejeune.
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