Lève-toi et tue le premier, L’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, Ronen Bergman (par Gilles Banderier)
Lève-toi et tue le premier, L’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, Ronen Bergman, Grasset, février 2020, trad. anglais, Johan-Frédérik Hel Guedj, 938 pages, 29 €
Une main avec une bague ornée d’un rubis. C’est tout ce qui était resté en ce bas monde – mais ce fut suffisant pour l’identifier – du général iranien Qassem Soleimani, un des individus les plus dangereux de la planète, après que son convoi eut été touché par un missile sur l’aéroport de Bagdad, le 3 janvier 2020. Soleimani n’était pas un ami d’Israël, qui avait failli l’éliminer douze ans plus tôt, en même temps qu’un autre malfaisant, Imad Moughniyeh. Ce ne fut cependant pas un doigt israélien qui poussa le bouton, même si l’État hébreu a sans doute fourni des renseignements (le tir d’un missile depuis un drone est l’aboutissement d’une longue chaîne d’informations et de décisions). L’ordre était venu du président Trump, qui avait fait sienne une des méthodes les plus caractéristiques des services secrets israéliens.
Dans leur livre (absent de la bibliographie de Ronen Bergman), Éric Denécé et David Elkaïm avaient consacré aux « traitements négatifs » un chapitre s’ouvrant sur la même citation du Talmud, qui donne son titre au présent volume. La situation géopolitique et sécuritaire de l’État d’Israël est sans équivalent : d’abord, le pays est petit (aux dimensions d’une région française d’avant la réforme territoriale) ; cela implique que des chars ou des avions ennemis ne mettraient que quelques heures ou quelques minutes pour atteindre les installations stratégiques et les anéantir. Ensuite, Israël est entouré de voisins qui souhaitent sa destruction, à l’arme atomique si nécessaire (d’où les efforts déployés pour empêcher successivement l’Irak, la Syrie et l’Iran de s’en doter). Enfin, Israël est confronté à une guerre d’usure interne, menée par ceux que l’on appelle les « Palestiniens », c’est-à-dire les descendants de ceux qui, en 1948, refusèrent de s’intégrer au nouvel État, sous le prétexte que celui-ci n’existerait pas longtemps. Mauvais calcul. Cette situation sécuritaire, à laquelle aucun autre pays au monde n’est confronté, explique bien des choses. Ne soyons cependant pas naïfs : le plus ancien « assassinat ciblé » eut sans doute lieu dans la longue nuit de la préhistoire, lorsque les sociétés humaines s’étant hiérarchisées, on s’avisa que certains meurtres pouvaient être plus profitables que d’autres.
Même si un État juif aurait vu le jour à un moment ou à un autre (c’était le sens du projet sioniste), Israël est né d’une catastrophe. Meir Dagan, un des chefs les plus prestigieux du Mossad, avait sur son bureau la photo de son grand-père, agenouillé au milieu de soldats allemands hilares et sur le point de l’abattre. « Il ne faut pas se mentir, disait Dagan. La plupart des Juifs morts durant la Shoah n’ont pas résisté. Nous ne devons plus jamais en être réduits à une telle situation, nous mettre à genoux sans nous battre pour notre existence » (cité p.168, voir en outre p.705). Les premiers assassinats ciblés eurent pour but de solder les comptes de la Shoah. On doit insister : la dénazification de l’Allemagne est une fable. Seuls les plus maladroits furent capturés et jugés par les Alliés. La nouvelle République fédérale allemande ne déploya pas de gros efforts pour récupérer les Nazis partis dans leurs exils arabes ou sud-américains. Les scientifiques qui mirent en œuvre le projet balistique allemand à Peenemünde et qui ne furent récupérés ni par les Américains (Wernher von Braun et son équipe), ni par les Soviétiques, trouvèrent du travail en Égypte, où Nasser développait des missiles capables d’atteindre Israël. L’Égypte ne disposant pas d’instituts de recherche capables de former des spécialistes dans ce domaine délicat, elle dut faire appel à des compétences extérieures, allemandes notamment (les savants ayant servi le régime nazi n’éprouvaient en général que des sentiments mitigés vis-à-vis du jeune État juif). Tuer ces savants ou les convaincre d’aller voir ailleurs revenait à compromettre le programme entier (on retrouve ce schéma avec l’Iran, dans les années 2000).
Au fil des décennies, les technologies, le monde extérieur et les ennemis changèrent. On passa de la lettre piégée aux drones (l’exact contraire de l’attentat aveugle). Les services secrets s’adaptèrent aux innovations et, parfois, les devancèrent. Les ennemis réagirent par une régression volontaire. Convaincu de la puissance du renseignement israélien (« il croyait vraiment que chaque fois que Moustapha appelait Mohammed, Moishele les écoutait […] Et il n’était pas forcément dans l’erreur », p.721), Bachar el-Assad imposa aux responsables du programme atomique syrien de ne communiquer qu’avec du papier, des enveloppes scellées et des coursiers. Et ce fonctionnement archaïque parvint, un temps au moins, à perturber l’adversaire. Désorientés par la pratique des attentats-suicides, parfois menés par de jeunes et paisibles mères de famille, les services israéliens s’adaptèrent. L’adversaire de toujours, Yasser Arafat, mourut à l’aube du nouveau siècle. La polémique sur les causes de son décès (on aurait retrouvé sur ses vêtements des traces de polonium, une substance radioactive ne pouvant être manipulée que par un « grand » service) servit peut-être à dissimuler une vérité plus embarrassante, à savoir que le vieux chef, dont l’homosexualité était, paraît-il, connue mais nullement ébruitée (le sujet était sensible pour la « rue arabe »), serait mort du sida. Le nationalisme laïc s’éteignit et l’islam, qu’on pensait voué à l’extinction, se réveilla politiquement et spirituellement, l’ayatollah Khomeiny et le cheikh Yassine martelant le même mantra simple : « L’islam est la solution » à toutes les difficultés présentes ou à venir.
Ce gros livre, composé en hébreu et publié en anglais, contient la matière de plusieurs dizaines de romans d’espionnage (certains ont du reste déjà été écrits). Ronen Bergman n’a pas eu la tâche facile. Un historien fonde son travail sur les témoignages et les archives. En l’occurrence, les témoins sont réticents ou tenus au secret sous peine de prison, les archives closes et les archivistes hostiles. On regrettera que les notes, souvent passionnantes (ainsi sur Robert Maxwell, dont la fille fait parler d’elle pour d’autres raisons) et ne se bornant pas à l’indication des sources, aient été rejetées à la fin du volume. Il faut souhaiter voir des éditions mises à jour : Samir Kuntar, l’intrépide héros libanais qui fracassa le crâne d’une fillette de quatre ans (p.300), fut transformé en chaleur et lumière le 19 décembre 2015.
Avocat de profession, Ronen Bergman ne dissimule pas les problèmes éthiques que posent les assassinats ciblés. Il n’est pas difficile d’objecter qu’un « traitement négatif » du chancelier allemand, vers 1934, eût modifié le cours de l’Histoire (Churchill lui-même l’avait envisagé). Les assassinats ciblés ne sont jamais que des réponses, des réactions, au sens physique du mot. À cela s’ajoute un autre point : Israël génère une hostilité du fait même de sa présence là où il se trouve. Il est le seul pays dont on conteste la légitimité, le droit à l’existence et dont on souhaite ouvertement la disparition (le slogan « Mort à Israël » est régulièrement scandé lors de manifestations). Comme Pierre-André Taguieff l’a souligné, les gens – assez nombreux – hostiles à MM. Trump, Poutine, Xi Jinping, Erdoğan ou Macron ne souhaitent pas pour autant voir disparaître les États-Unis, la Russie, la Chine, la Turquie ou la France (« Que signifie haïr les Juifs au XXIe siècle ? », postface à la Philosophie de l’antisémitismede Michaël Bar-Zvi, Les Provinciales, 2019, p.211).
Gilles Banderier
Diplômé de Cambridge, Ronen Bergman est avocat et éditorialiste pour le quotidien Yediot Aharonot.
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