Lettres à l’inconnue, suivi de Choix de lettres dessinées, Antoine de Saint-Exupéry (par Didier Smal)
Lettres à l’inconnue, suivi de Choix de lettres dessinées, Antoine de Saint-Exupéry, 136 pages, 7,60 €
Ecrivain(s): Antoine de Saint-Exupéry Edition: Folio (Gallimard)
C’est le problème de l’époque : on en sait trop sur les artistes, on possède trop d’archives, et tout va au feu du commerce pourvu que ça brûle. Y compris des brindilles insignifiantes. Et le problème se pose de l’aveuglement critique, redoublé d’une manie de la collection d’artefacts qui tient de la thésaurisation voire de la spéculation, qu’il s’agisse de s’extasier sur des nouvelles non achevées retrouvées parmi des manuscrits en vrac, des croquis préparatoires qui n’apportent que peu au sens du tableau fini, des bandes contenant des versions alternatives d’enregistrements divers, bref, tout ce qui s’est accumulé depuis le début de l’ère moderne – et dont l’absence est un délice pour les œuvres d’antan. À cela s’ajoute la lourdeur biographique, redoublée d’une psychanalyse hasardeuse, qui explique l’œuvre ou lui devient quasi un substitut.
Et l’on se retrouve donc avec ces Lettres à l’inconnue d’Antoine de Saint-Exupéry. L’histoire est connue : un mois après la publication du Petit Prince, en mai 1943, l’auteur-aviateur rencontre une jeune femme dans un train roulant en Algérie, puis il lui envoie quelques lettres restées sans réponses – mais archivées avec soin par la jeune femme, puis ses ayants-droits, qui en tirent 235.000 € chez Sotheby’s soixante-quatre ans plus tard. Pourquoi cet intérêt pour ces lettres ? Parce qu’elles sont illustrées de dessins du Petit Prince, auquel Saint-Exupéry fait tenir certains propos dans des phylactères maladroits. Et tout le monde de s’extasier, donc, craignant de bousculer une vache sacrée, et une fameuse : l’auteur du Petit Prince.
Pourtant, il faut dire à quel point ces lettres sont pathétiques tant elles demandent sans rien offrir – ça, des lettres d’amour ? Dans ces lettres, dont il n’est pas sûr du tout que Saint-Exupéry eût été fier qu’elles fussent un jour publiées, l’auteur de Terre des hommes s’abaisse à une sensiblerie maladroite où une certaine complaisance veut reconnaître des échos du Petit Prince, entre autres avec cette formule frisant l’absurde mais mise en exergue en quatrième de couverture : « Les contes de fées c’est comme ça. Un matin on se réveille. On dit : “Ce n’était qu’un conte de fées…” On sourit de soi. Mais au fond on ne sourit guère. On sait bien que les contes de fées c’est la seule vérité de la vie ».
On a l’impression douloureuse de voir un grand écrivain clairvoyant (sa Lettre au Général X rejoint l’esprit d’un Bernanos, mais il faut un rien en rabattre sur le génie littéraire de Saint-Exupéry) tenter d’ultimes pirouettes stylistiques, un rien pénibles, pour tenter de séduire une jeune femme – tout en étant admis qu’il ne cesse de proclamer son amour à sa femme, Consuelo. Pour peu, on le croirait en pleine crise de la quarantaine, à faire le beau aux yeux larmoyants en espérant une caresse. À la limite, on ne peut que comprendre que la jeune femme, restée anonyme, ait laissé ces lettres sans réponses.
Le pire, avec ces lettres, c’est que le lecteur, un rien plus âgé que Saint-Exupéry au moment où celui-ci écrivit ces Lettres à l’inconnue, en viendrait à abîmer mentalement Le Petit Prince par ricochet, à n’y plus ressentir qu’une forme de pathos un rien facile, à considérer que le gain du Renard, « la couleur des blés », est au fond bien mièvre… Il faudra se nettoyer l’esprit de ces Lettres avant de relire Le Petit Prince, c’est plus sûr.
Quant au reste du volume, il tient en un Choix de lettres dessinées, donc, qui relèvent toutes de l’anecdotique (tiens, Saint-Ex bloqué dans une quelconque auberge provinciale dans l’attente de la réparation des pneus de son camion, quelque part au milieu des années 1920, pour citer un seul exemple), et sont au fond d’un manque sidérant d’intérêt – à ceci près qu’elles sont illustrées de croquis, souvent non dénués d’humour – sans être pour autant renversants de talent graphique. Mais le tout est vendu par une exégèse signée d’un certain Alban Cerisier, employé aux Éditions Gallimard depuis 1995 afin d’y gérer les fonds patrimoniaux et les mettre en valeur. Pour peu, il serait convaincant et parviendrait à faire oublier ce qu’a d’insignifiant ce Choix de lettres dessinées pour y voir une « manière de miracle ».
L’époque aimant à fouiller les poubelles pour y dénicher des perles, les premières éditions du présent ouvrage se sont vendues comme des petits pains ; nul doute que celle-ci connaîtra la même destinée. Pour autant, on peut estimer que ces Lettes à l’inconnue, par leur plongée dans l’aspect pathétique d’une destinée qu’on a appris à rêver plus puissante (comment croire encore en Vol de nuit après ceci ?), alors qu’elles sont censées ajouter à l’aura du Petit Prince, le ternissent au contraire. Quant au reste, ce serait à réserver à qui aime à connaître les moindres recoins de la vie d’un artiste. Moi, ça me laisse froid. Et j’aurais préféré à considérer le Petit Prince dans toute sa pureté – et certainement pas comme un décalque d’un Saint-Exupéry quarantenaire quasi gênant (« C’est triste… On ne pense pas à me téléphoner… », fait-il dire au Petit Prince). Non, comme une création littéraire tenant de la pureté enfantine, celle présente en nous quand nous cessons de nous comporter comme de sales adultes ayant mal grandi.
Didier Smal
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