Lettres à Juan Bautista (Vingt ans après), Yves Charnet (par Philippe Chauché)
Lettres à Juan Bautista (Vingt ans après), Yves Charnet, éd. Au Diable Vauvert, mai 2024, 400 pages, 22 €
Edition: Au Diable Vauvert
« Ce sont des anges de passage. Des anges aux visages graves. Vous aurez peut-être la chance de les entrevoir depuis les gradins des arènes. Ou dans certains tableaux de Modigliani. Fermez les yeux. Voilà. Croyez-moi sur parole. Une cape, des ailes, une épée ».
« L’art magique et prodigieux de toréer a aussi sa musique propre (intérieure et extérieure), et c’est ce qu’il a de mieux. Musique pour les yeux de l’âme et pour l’oreille du cœur, qui est la troisième dont nous parlait Nietzsche, celle qui écoute les harmonies supérieures », José Bergamín (1).
La corrida et les toreros fascinent les écrivains depuis bien longtemps. La liste est longue et passionnante des auteurs qui à leur façon ont touché la corne d’un toro bravo ou croisé le regard d’un torero : Hemingway évidemment, mais aussi Georges Bataille, Yvan Audouard, Jean-Marie Magnan, Jean Cau, Jacques Durand, ou encore Philippe Sollers.
Yves Charnet les invite à son festin romantique et taurin avec la pudeur d’un novillero (2), ils sont des ornements, comme ceux qui ouvragent les capes des toreros, et aident le lecteur peu averti de cette Histoire et de ses histoires, à saisir les éclairs et les éclats d’une corrida. Mais ce n’est pas là, l’essentiel des Lettres à Juan Bautista (Vingt ans après), ce livre de confessions et d’admirations taurines et romanesques trouve ailleurs ses inspirations. Yves Charnet revisite un livre au titre éponyme publié en 2008 par La Table Ronde et aujourd’hui introuvable. Depuis, le torero Juan Bautista a raccroché ses épées et ses habits de lumière et dirige les arènes d’Arles qui l’ont vu triompher. Yves Charnet a traversé quelques ouragans de vie qui vont irriguer, comme il en a le talent, son récit romanesque. A l’origine, durant six ans, l’écrivain a accompagné, de plus ou moins loin, son torero de Camargue, il l’a écouté, il l’a vu, saisi son regard, ses gestes, ses silences qui ont nourri les siens. Les toreros n’aiment guère, pour la plupart d’entre eux en tout cas, parler de leur passion, de leur vie sur les routes de France et d’Espagne et dans la solitude de leurs chambres d’hôtels, de la géographie des arènes, de la peur, des taureaux, des triomphes et des échecs. Et s’ils se confient, les mots s’effacent vite, quand la mort rôde. Comme s’ils disaient « regardez-moi toréer, je n’ai rien d’autre à dire ! ». Revenir sur les lieux du bonheur, lorsque des malheurs vous frappent, est une belle manière de régler son compte à la douleur, Yves Charnet s’y livre. L’écrivain met ses souvenirs, ses sentiments, en chansons et en musiques, elles l’accompagnent, elles le rassurent et donnent à son livre un parfum de nostalgie des plus séduisants. Même nostalgie dans la corrida et ses mystères, on se souvient toujours d’une corrida d’hier, comme des pages d’un livre lu il y a longtemps et qui restent imprimées dans notre mémoire, cette corrida unique et ses mystères révèlent toujours l’homme qui franchit les portes d’une arène à cinq heure du soir, c’est ce mystère de la révélation à soi-même, qui est au cœur des Lettres à Juan Bautista (Vingt ans après).
« Vous êtes stendhalien à votre insu. Pour me raconter ce miraculeux corps à corps entre l’animal & vous. Ce serait presque érotique. Cet accord selon Montherlant. Cette grâce reste pourtant à la merci de la peur. La peur, là, au ventre ».
On dit souvent que les taureaux ne font pas de cadeaux, un faux pas, un mauvais placement, une absence, peuvent être dangereux et au pire fatals. Il va aussi souvent des romans, l’écrivain qui manque tenue, qui se laisse aller à quelques enfantillages d’écritures, qui ignore l’art de la composition, pour préférer et proférer la posture, risque, non un coup de corne, mais un coup de lettres, qui là aussi, ne pardonne pas. Yves Charnet n’aime pas qualifier ses livres de romans, il préfère évoquer l’autofiction. J’avais ici, même parlé d’autofriction. L’écrivain se frotte à la vie, comme son torero aux taureaux. Ce roman de sable, de joie, de découragements, de tremblements et de peurs, est aussi celui du lien d’acier entre père et fils, Luc et Jean-Baptiste Jalabert, un lien de sang et de taureaux, nourri par la terre de Camargue et le soleil des arènes. L’écrivain au père perdu, à la disparition de la mère, à la fuite des enfants, à la famille disloquée, se livre, comme Juan Bautista qui avance la main d’étoffe rouge sur la corne contraire, et ses phrases brèves sonnent comme une charge sauvage, un soir de printemps dans l’ovale de Nîmes. Lettres à Juan Bautista (Vingt ans après) est un roman d’admiration, d’amitiés, de passions et de doutes. Si un torero doute, il doit se retirer, l’écrivain peut oublier son livre inachevé, le temps de retrouver ses marques, ses forces et sa grâce, tout reprendre à zéro, ou laisser les phrases revivre. Il a donc fallu vingt ans à Yves Charnet pour revisiter ces lettres au torero admiré, vingt ans pour écrire un nouveau roman, ce temps retrouvé sonne alors comme un bonheur sauvé.
Philippe Chauché
(1) La solitude sonore du torero, José Bergamín, traduit de l’espagnol par Florence Delay, Fiction & Cie, Seuil, 1989
(2) Apprenti torero qui n’a pas encore reçu l’alternative de ses pairs, qui combat des taureaux plus jeunes que ceux qu’affrontent les toreros.
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