Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la Terre, Boualem Sansal (par Gilles Banderier)
Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la Terre, octobre 2021, 102 pages, 12 €
Ecrivain(s): Boualem Sansal Edition: Gallimard
En 2006, Boualem Sansal avait fait paraître : Poste restante : Alger, sous-titré Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes. À quinze ans de distance, avec cette Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde… (chaque mot compte), son propos se fait plus ambitieux. Le constat de départ est simple : forte de sa maîtrise de la Nature (même si elle ne peut encore empêcher les catastrophes naturelles de se produire, elle sait relativement les prévoir) et des expériences désagréables, voire effrayantes, accumulées au cours des siècles et des civilisations, l’humanité, si elle le voulait, serait capable de transformer ce bas monde en paradis. Qui oserait affirmer qu’elle s’est engagée sur cette voie ? Des esprits grincheux ou lucides remarqueront que, depuis des millions d’années, les mouches se prennent dans les toiles d’araignées et qu’elles n’ont pas développé le début d’une stratégie collective leur permettant d’éviter cette mort qu’on suppose désagréable. Mais les mouches n’ont, semble-t-il, ni mémoire, ni langage leur permettant de transmettre l’expérience acquise, ni bibliothèques, ni penseurs.
L’humanité, elle, dispose de tout cela et de bien d’autres choses encore, ce qui rend d’autant plus accablant le spectacle qu’elle offre. Il est déprimant de la voir, génération après génération, répéter les mêmes erreurs, tomber dans les mêmes pièges, obéir aux mêmes chefs pervers ou mettre au pouvoir les gens qui ont créé les problèmes en espérant qu’ils seront aptes à les résoudre ; incapable (ailleurs que dans la sphère technico-scientifique) d’un progrès continu et collectif, comme si elle n’avait rien appris ni rien compris, telle une mouche qui s’obstine à grimper le long d’une fenêtre close, persuadée de pouvoir passer à travers. Aux maux du passé inlassablement répétés s’en superposent d’autres, ainsi le saccage de l’environnement, les rêves insensés de conquête spatiale entretenant l’humanité dans l’idée qu’elle disposera le moment venu d’une planète de rechange. À une échelle modeste, l’Algérie (où vit Boualem Sansal) illustre à la perfection ce désespérant mécanisme, qui ne s’est émancipée de la tutelle coloniale que pour mieux sombrer dans le clientélisme, la corruption, la violence clanique, politique, ethnique et religieuse. Le destin du continent africain tout entier est à l’avenant.
Boualem Sansal est trop intelligent pour entretenir beaucoup d’illusions quant à la portée pratique de son manifeste, censément adressé au Secrétaire général des Nations Unies (lequel ne dispose que du peu de pouvoir que les États membres ont bien voulu chichement lui concéder). De façon significative, son accusé de réception est daté du 1er avril 2021.
Peut-être sommes-nous à la fin de l’Histoire, mais ce n’est pas le dénouement souriant qu’avait théorisé Fukuyama. Le remplacement, dans le discours public, du beau et noble mot de politique (avec sa charge tragique) par le concept de gouvernance en dit long sur l’espèce d’euthanasie insidieuse qui est en train de se produire. Las des affrontements, comme épuisés, dévirilisés, les peuples développés n’aspirent plus qu’à consommer, à regarder des programmes de télévision qu’on aurait eu honte, il y a cinquante ans, de présenter à des arriérés mentaux, et à se procurer le tout dernier modèle de téléphone portable. Ils promeuvent les droits des individus étiquetés LGTBQ+, tout en accueillant par centaines de mille d’autres individus venus des cultures les plus réactionnaires de la planète, et ils espèrent une cohabitation harmonieuse. Boualem Sansal ne développe pas, après Julien Freund (qui constatait voici quarante ans : « Il y a, malgré une énergie apparente, comme un affadissement de la volonté des populations de l’Europe. Cet amollissement se manifeste dans les domaines les plus divers, par exemple la facilité avec laquelle les Européens acceptent de se laisser culpabiliser, ou bien l’abandon à une jouissance immédiate et capricieuse ») ; ou, sur un mode moins profond, Michel Onfray, les thèmes de la décadence de nos sociétés (« la présence massive du fast-food dans un pays est le signe que sa civilisation est en train de s’effondrer, p.74) ; ou de la « fin de la Renaissance », face à « la mondialisation annoncée en triomphe comme une nouvelle religion universelle, apostolique et numérique, pour nous refaire, nous réduire, nous égaliser par le bas » (p.25). Son manifeste, après d’autres, résonne comme le cri des peuples anciens et des nations millénaires qui ne veulent pas mourir, car l’écrivain a compris qu’au bout de ce rouleau compresseur, il n’y aura pas l’utopique paix universelle annoncée par les Lumières, mais la dictature des oligarchies, des conglomérats financiers, des GAFAM et NATU devenus plus puissants que les États-nations et qui s’en arrogeront bientôt les prérogatives (le processus a déjà commencé et peut-être écrira-t-on un jour que la fusée d’Elon Musk fut le symbole de cette nouvelle ère, tant la conquête spatiale, pour inutile qu’elle soit, apparaissait réservée aux grandes puissances. L’arme atomique suivra-t-elle le même chemin ?). Puisque même la sociologie s’est mise à parler anglais, Boualem Sansal reprend la distinction entre anywhere et somewhere, entre individus riches vivant comme chez eux partout où il y a des métropoles (un Jeffrey Epstein en constituait le visage le moins avenant), et les personnes incapables de quitter leur terre natale (parce que leurs moyens de subsistance y sont liés) et du reste peu désireux d’aller vivre où que ce soit d’autre.
On ne peut proposer de traitement efficace aussi longtemps qu’on n’a pas posé de diagnostic. Dans des passages qu’on peut qualifier de populistes (au sens politique et non suivant l’acception infâmante des journalistes – mais se demander si les journalistes font encore leur métier, n’est-ce pas déjà une question populiste ?), Boualem Sansal répertorie les Destructeurs : « ce sont les corps constitués, les partis politiques et les syndicats agréés, les législateurs en Chambre, ce sont les médias attachés par le pied à la cour des miracles que les communicants remontent avec une clé papillon dans le dos, les sociétés savantes et autres richissimes fondations qui se veulent maîtres à penser des maîtres à tromper, ce sont les multinationales, les GAFAM et leurs relais, les religions et leurs sectes » (p.55-56). Parmi les religions, il vise avant tout l’islam (« l’islam politique est la chose la plus dangereuse du monde pour au moins les deux siècles à venir », p.83 – il y a beau temps que le christianisme a renoncé à s’opposer à la « modernité » conquérante, ce qui explique en partie son effondrement) ; auxquelles s’ajoutent ce qu’il appelle les « jeux d’arènes », avec au premier rang ce phénomène à la fois universel et incompréhensible rationnellement : la guerre.
« Il est interdit de désespérer, car c’est lorsque tout est perdu qu’un jour noir comme les autres une petite lueur apparaît et que des bouts de choses commencent à frémir dans le corps social en putréfaction avancée. Les jeunes le sentent en premier » (p.48). Et Boualem Sansal de proposer un « Projet de constitution du futur État mondial » (en quoi il rejoint les vues des oligarchies évoquées plus haut – capitaux et marchandises circulent mieux sans frontières ni droits de douane), projet qu’on pourra qualifier de libertarien, au plein sens du mot. Après tout, si la servitude a déjà été mise en œuvre sur des étendues immenses et des peuples entiers, pourquoi ne pas tenter, pour une fois, la liberté ?
Gilles Banderier
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