Lettre coup de cœur pour La Reine Alice de Lydia Flem, par Pierrette Epsztein
La Reine Alice, Lydia Flem (Ed. Points)
Comment a-t-on un coup de foudre pour l’œuvre d’un écrivain ? Comment celui-ci s’y prend-il pour vous conduire à lire presque tous ses livres ?
Depuis plusieurs mois, comme vous à l’égard de Claire Lejeune, à qui vous rendez un vibrant hommage dans votre discours à l’Académie Royale de Belgique en novembre 2010, je pourrais vous dire : « J’ai vécu en [votre] compagnie dans une proximité quotidienne, emportée par [votre] révolte, pas [vos] élans, [votre] insolente liberté ». Ces mots conviennent parfaitement à ce que j’ai découvert de votre univers.
Depuis plusieurs mois, vous ne me quittez pas. J’ai fait un voyage extraordinaire dans vos livres, un peu dans tous les sens. J’ai commencé par Lettres d’amour en héritage dont je me suis délectée, puis j’ai poursuivi avec Paniquequi m’a allégée de mes angoisses. Et j’ai enchaîné avec votre Discours de réception à l’Académie Royale de Belgique qui m’a éclairée sur votre écriture. Enfin, j’ai osé aborder La Reine Alice, sans savoir à quel point j’allais être happée. Et pour boucler mon tour de piste, j’ai terminé par L’homme Freud, une biographie intellectuelle qui m’a tant fait réfléchir sur ma propre histoire.
Vous empruntez ces mots au recueil Da Capo de Claire Lejeune, « Hélas, mon cœur, j’ai tant de lassitude, tant de plaies à recoudre, tant de géants à combattre, et je n’ai qu’un petit caillou blanc dans le creux de ma main… ». Je trouve que l’image biblique du caillou blanc correspond à ravir à la définition de La Reine Alice. Il est du reste, je pense, le fil conducteur de toute votre œuvre.
La Reine Alice raconte en quelque sorte l’histoire d’Alice au pays du cancer et ouvre son propos à un questionnement sur la maladie, sur le basculement de sa vie, sur la profondeur du moi. Ce livre qui a peut-être germé dans votre esprit durant cette traversée du miroir, vous n’avez sûrement pu le rédiger que dans l’après-coup de cette expérience. Pour cela, vous utilisez plusieurs sources notamment Alice au pays des merveilles et surtout De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, mais aussi certaines de vos propres compositions photographiques : un portrait de femme, La Fornarina de Raphaël, un jeu de cartes, des objets banals de votre quotidien et comme vous êtes une grande lectrice, de nombreuses références à des auteurs qui ont compté pour vous. Selon les moments, vous êtes la petite fille désorientée du conte, ou La Reine Alice, celle qui arrive à faire plier les circonstances sous la loi du langage.
Il y a d’abord ce basculement qui survient et, pour Alice dans le livre de Lewis Carroll comme pour Alice-vous, il est possible d’affirmer : « Depuis qu’elle avait réellement basculé de l’autre côté du miroir, l’avenir appartenait au passé, le futur n’était pas encore de retour. Le temps bégayait ». La narratrice s’empare de ce basculement et espère écrire « un récit dont l’issue coïnciderait avec [sa] délivrance et celle de tous et de toutes ». Il s’agit avant tout d’une conjuration de la mort. « Un instant plus tôt, rien n’était arrivé, un instant plus tard, tout était bouleversé ».
Votre prouesse, chère Lydia Flem, c’est de faire de cet épisode tourmenté de votre vie une histoire qui se lit comme un conte puisqu’il commence par « Il était une fois… ». Mais nous sommes loin d’un conte merveilleux destiné aux enfants. Il s’agit d’un conte poignant comme on en écoutait dans le temps, le soir, à la veillée. Un conte qui append la vie dans toute sa cruauté, dans toute son absurdité. Un conte qui a écourté une bonne partie de mes nuits tant il me fascinait.
Le personnage d’Alice devient votre masque, votre ombre, votre guide, votre échappée vive. Grâce à elle, par un jeu subtil de Colin Maillard, vous parvenez à transformer la réalité en une fantaisie pétillante. Vous vous laissez emporter par les mots et vous accueillez avec empressement leur jaillissement. Le damier du jeu d’échecs sera votre page blanche qui traduira votre trajectoire dans ses avancées et ses reculs, ses chemins de traverse, ses doutes et ses espérances.
Comme Alice, vous pénétrez à votre corps défendant dans un monde du non-sens. Comme dans le conte vous vous jouez sans cesse de la logique. Durant cette épopée, où la vie n’a plus ni queue ni tête, une galerie de personnages vous accompagne que vous croquez avec dérision, et sans concession pour les plus retords.
Les personnages, humains ou animaux qui parlent, sont définis par leurs places. Certains portent des noms déconcertants, chargés de mystère : La Reine de cœur et le roi de cœur qui règnent en tyran sur le « Pays des Merveilles », Lady Cobalt, Le Chimiste, Les deux ânes (les brancardiers), Le Contrôleur (Le radiologue). Certains sont bienveillants : Le Lapin blanc aux yeux roses vêtu d’une redingote avec une montre à gousset, toujours pressé, Cherubino Balbozar (le kinésithérapeute ailé qui étend sa poussière d’ange), Le Cavalier Blanc (qui vous encourage), Le Ver à Soie aux rayures multicolores (qui vous écoute avec attention), La chatte Dinah (votre double, votre confidente), La Licorne et La Fée Praline (pourvoyeuses de cadeaux d’amitié).
Les objets jouent aussi un rôle important. Ils sont investis de pouvoirs magiques bénéfiques ou maléfiques : La Plume, Le Stylographe facétieux qui coule tout seul ou disparaît selon son bon vouloir, L’Attrape-Lumière qui vous permet de saisir des images quand les mots vous échappent, Les Petits Beurres, le Gingembre Confit qui satisfont votre appétit de vivre, Le Jeu de Cartes et L’Échiquier qui peut symboliser à la fois le hasard et le destin. La musique tient aussi sa place dans ce ballet de Jacob avec L’Ange dans ces lieux inhospitaliers qui vous accueillent bien malgré vous comme L’Institut de Chimie ou Le Monde du Miroir.
Dans la série d’épreuves que vous-Alice traversez, dans ce long voyage en terre inconnue, dans ces attaques que votre corps subit, votre récit foisonne d’allusions satiriques. Vos sarcasmes, votre colère, votre révolte, vous-Alice les adressez en particulier aux mandarins tout puissants du corps médical que vous camouflez sous les traits du Roi et de la Reine de Cœur (Imago parentaux ?) à qui vous faites dire ces mots terribles : « Dans la partie de cartes contre Le Roi et la Reine de Cœur, Alice avait perdu ; ils l’avaient condamnée ».
Le seul remède que vous avez trouvé pour échapper à l’angoisse, pour échapper à la sentence des cartes, pour triompher des obstacles, c’est de renverser le jeu de cartes et pouvoir vous affirmer dans l’intégrité de votre être. Il va, pour cela, vous falloir maîtriser vous-même le processus et devenir Reine à la place de la Reine.
Alors, malgré les moments de doute où vous-Alice vacillez, vous ne vous laissez pas engloutir. Vous vous efforcez de retrouver une posture active de sujet, de redevenir une personne qui sent, qui pense, qui parle, un être désirant pour retrouver votre intégrité. Comme « Alice aim[e] s’envelopper de mots comme d’une couverture qui la mett[ent] à l’abri de la souffrance », vous-Alice mettez des mots sur le pays du silence, le pays de la lucidité. Et vous vous construisez un monde où vous-Alice pouvez encore rêver. Vous tissez, vous brodez le factuel et l’imaginaire. Vous entrelacez l’humour « [qui] naît du désespoir ». Même les noms des médicaments se plient à votre fantaisie. Ils deviennent « Drôles, Drolatique, Mélodramatique… ». Vous réussissez ainsi cette prouesse de combattre la disgrâce du corps par la grâce des mots. Vous-Alice devenez une « Voyageuse en chambre ».
Vous concluez votre récit par ces mots : « Alice apprit à aimer les petites choses du quotidien, les objets humbles, utiles ou inutiles, auxquels elle n’avait jamais prêté beaucoup d’attention et qui pouvaient peut-être dire le temps de l’exil, de l’autre côté du miroir ».
De mon point de vue, les phrases suivantes, que vous faites prononcer à La Reine Alice, sont une formidable condensation, de toute votre quête existentielle, de votre philosophie de la vie : « Le monde nous plonge dans ses ombres, ses lumières, et ses nuits. Le monde est beau, non pas malgré les peines mais avec elles. Il ne pourrait y avoir de joie s’il n’y avait de douleur, de tendresse s’il n’y avait de solitude. C’est ainsi et c’est bien ainsi ».
Avec ce livre, vous offrez un exemple frappant de la possibilité de transformer une épreuve douloureuse en expérience positive si nous avons la force d’en rendre compte comme d’un voyage initiatique : « l’impuissance peut nous métamorphoser », faites-vous dire à un de vos personnages. Durant tout ce trajet vous faites preuve d’une prudence déterminée : « Il appartient à chacun, songeait la dame enturbannée, d’apprivoiser la malchance, d’y ajouter une part, ne fut-ce qu’une toute petite part, de chance ». Car, pour vous, le monde existe pleinement dans son horreur et sa splendeur.
J’ai retrouvé dans cet ouvrage les thèmes récurrents qui sont les vôtres : le corps et l’esprit, l’intelligence et la sensibilité, la parole et le silence, l’exil et l’ancrage, le littéral et le symbolique, la lumière et les ténèbres, l’affectif et le factuel, les émotions et la raison, l’inclus et l’exclu, le singulier et l’universel, l’intimité et le social, l’oubli et le souvenir, la transmission et l’héritage, la parentèle et ses troubles, l’affrontement de nos peurs, nos impuissances, nos fantômes.
Enfin lors de votre discours de réception à l’Académie Royale de Belgique, vous avez prononcé ces mots qui vous définissent si bien : « Pour moi, il n’y avait qu’une seule patrie : au-delà de toutes les langues, celle de la littérature ».
Pierrette Epsztein
Lydia Flem est née à Bruxelles le 15 juillet 1952 d’un père d’origine russe et d’une mère d’origine allemande. Elle suit des études de sciences politiques et de sociologie à Bruxelles et des études de psychologie à Nice. Elle est psychanalyste, écrivain et photographe. Elle vit entre Bruxelles et Paris. Ses livres sont traduits dans de nombreux pays.
Editions du Seuil : Discours de réception de Lydia Flem à l’Académie Royale de Belgique accueillie par Jacques De Decker, secrétaire perpétuel (coll. Librairie du XXIe siècle, 2011) ; La Reine Alice (coll. Librairie du XXI siècle, 2011) ; Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils (coll. Librairie du XXI siècle, 2009) ; Panique, 2005 (Prix de l’Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 2006) ; Lettres d’amour en héritage (coll. Librairie du XXIe siècle, 2006) ; Comment j’ai vidé la maison de mes parents (coll. Librairie du XXI siècle, 2004) ; L’homme Freud Une biographie intellectuelle (coll. Points-Seuil, 1991)
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