Lettre à Rachid, Histoire tunisoise (par Patrick Abraham)
1- Mon cher Ami P.,
J’espère que tu vas bien moi j’y vais bien ! Ici à Tunis-capitale il fait froid car c’est l’hiver. Je travaille beaucoup dans mon restaurant qui marche très bien. Je fais le serveur et je reçois beaucoup de bakchichs. Pas des Tunisiens qui sont trop radins mais des Français ou des Allemands qui m’aiment beaucoup. Je m’ennuie aussi beaucoup de toi toujours et je voudrais te revoir vite. Je t’aime beaucoup et je sais que toi aussi tu m’aimes beaucoup toujours. Alors tu vois. S’il te plaît, reviens vite en Tunisie. On ira à Metlaoui et à Tozeur voir Fawzi et Bilal et après on rentrera en France avec toi. Ici à Tunis-capitale j’ai pas trop d’amis. Comme tu le sais tous mes amis ils sont à Tozeur et à Metlaoui. La mentalité de Tunis-capitale est pas bonne pour moi. Ils courent toujours comme s’ils allaient jamais mourir. Moi je trouve ça con ! En plus on peut jamais savoir si, avec qui on parle, on va pas avoir des problèmes. A Tozeur et à Metlaoui, tous les flics je les connais et ils me connaissent moi, donc pas de problèmes. Ici déjà j’ai eu des problèmes. Alors tu vois. Tu me manques trop et depuis que tu es parti j’ai jamais fait l’amour avec.
Ici je vais chez les putains quand j’ai trop le cafard de toi. Il y a un bordel près de mon restaurant et les putains, elles sont propres et pas chères du tout. Je te jure ! Le dimanche je vais à la plage à La Goulette avec mon Collègue Rachid. Dimanche un PD français m’a dragué sur la plage. Il m’a demandé d’aller à son hôtel pour faire l’amour avec. Comme je t’aime toi, je suis pas allé. Enfin si mais pour l’argent seulement. Il m’a donné 20 dinars ! Je te jure ! J’espère qu’en France tu mets les préservatifs quand tu fais l’amour avec. Va pas avec tous les garçons, tu choisis c’est mieux un garçon seulement. Moi je veux bien être ce garçon seulement, alors emmène-moi en France cet été mon cher Ami P. Je serai le plus gentil du monde ! Ça sera pas dur pour moi de trouver un boulot car tu sais, je bosse beaucoup et comme tu as des relations ! Fawzi et Bilal vont bien, merci, ils te donnent le bonjour. Ils travaillent toujours dans leur restaurant à Tozeur et tu leur manques aussi. Alors tu vois. Mon Collègue Rachid a corrigé mes fautes ! Votre Ami Mounir.
2- Mon cher Mounir,
Je t’écris cette lettre du « Café de Paris », avenue Bourguiba. L’air est tiède, le ciel est clair, les garçons qui circulent devant moi sont beaux et me sourient – ça change de la France ! Dans ma poche, j’ai la dernière lettre reçue de toi, froissée et déchirée tant je l’ai lue et relue. Peut-être que le petit mot que je t’adresse aujourd’hui restera lui aussi sans réponse. J’ai l’espoir que non car je reviens à l’instant du restaurant où tu travaillais jusqu’en janvier, dans la médina, et si ton ex-patron ne m’a rien appris sur toi, s’il m’a rendu mes lettres en me faisant saisir que je ferais aussi bien de ne plus les déranger, son associé et lui, j’ai pu échanger quelques mots avec Rachid, ton camarade, qui m’a confié qu’il avait peut-être un moyen de te contacter, en tout cas qui m’a laissé la liberté de lui remettre un message qu’il pourrait te communiquer. Je n’ai pas voulu trop l’interroger car j’ai deviné qu’il n’était pas à l’aise en me donnant ces renseignements. Dès que le patron est revenu dans la salle, il s’est éclipsé. Ton silence, tu l’imagines, après les évènements récents, m’a beaucoup inquiété. J’ai même pensé au pire puisque personne, malgré mes efforts, n’a pu me fournir d’informations fiables. Rachid m’a rassuré en me disant que tu étais en bonne santé. Je crois qu’il est malheureux de ton départ, de ce que j’appelle ta « désertion » car je ne vois pas quel autre terme employer. Je n’ai rien commandé dans ton restaurant mais j’ai regardé toutes les choses autour de moi comme si, à travers elles, tu étais présent. J’ignore ce que tu lui as dit sur moi, sur nos rapports. Là encore je n’ai pas voulu trop m’avancer. Tu m’expliquais dans ta lettre que tu voulais vivre avec moi. Mais tu sais, Mounir, c’est difficile en ce moment pour les visas, les titres de séjour, avec cette peur, cette régression généralisées auxquelles même mes amis les plus proches n’arrivent pas à échapper. Et puis, et c’est au fond la raison principale, je n’aime plus la France, je m’y sens de moins en moins chez moi et j’ai l’impression de renaître quand l’avion se pose sur la piste de Tunis-Carthage puis quand je monte dans un taxi avec toutes ces images, ces sons, ces musiques, ces odeurs qui refont surface malgré les bouleversements. La vie est idiote si on y réfléchit. Toi, c’est à Paris que tu voudrais t’installer pour mille raisons que j’admets parfaitement. Moi, rien ne me ravirait plus que de pouvoir acheter un appartement à La Goulette ou ailleurs pour y habiter avec toi – j’ai même fait des recherches dans cette direction avant mon départ : je t’en parlerai si on se revoit, mais notre double rêve hélas ! a peu de chance de se réaliser ! Voilà, mon cher Mounir, ce que j’avais te dire. J’ai fini mon thé à la menthe, je vais aller me balader avec le TGM et sans doute me baigner à La Marsa. Un ami écrivain dont tu connais la maison m’a invité à dîner à Sidi Bou Saïd, ce soir. Je joins à ce mot l’adresse où tu peux me trouver avec mon nouveau numéro de portable. Si tu reçois cette lettre, téléphone-moi, même pour me dire que tu ne peux pas ou ne veux pas me revoir. Je pense rester ici encore quinze jours. Je descendrai à Tozeur, ensuite, où m’attendent Fawzi et Bilal. Si tu es dans ce coin-là au début du mois prochain, fais-moi signe. Et si tu as besoin d’argent, n’hésite pas à m’en parler. Je t’embrasse très tendrement. P.
3- Monsieur L.,
Comme vous me l’avez demandé, je vous résume les informations que j’ai pu recueillir après enquête sur le dénommé Mounir T. Il a en effet été salarié pendant deux ans dans le restaurant de la médina tunisoise où vous vous êtes rendu en mai dernier. Son employeur, Abdallah M., me l’a décrit comme un serveur efficace et ponctuel. Aucun problème ne semble être survenu durant ces deux années. Il partageait un studio, à cinq minutes à pied du restaurant, avec un collègue. Mounir T. a quitté son travail sans préavis à la mi-janvier. J’ai acquis la certitude qu’il a participé, en décembre, à plusieurs manifestations anti-gouvernementales. Des photos en témoignent. L’hypothèse d’une arrestation puis d’une détention par la police politique est plausible. En outre, j’ai pu constater que le dénommé Mounir T. a fréquenté durant plusieurs semaines, après la chute du régime de Ben Ali, une mosquée classée comme « salafiste » dans l’arrondissement d’El Ouardia. On l’y aurait encore vu fin avril. Il ne paraissait pas avoir de domicile fixe, logeant ici ou là selon les opportunités. Je suis peiné de le noter sachant les sentiments que vous éprouvez pour ce jeune homme mais, même après le déclenchement des émeutes, il a continué à avoir des rapports monnayés avec des étrangers. A cause de ses mœurs, il aurait été fiché, surveillé et peut-être « utilisé » par les services du Ministère de l’Intérieur avant la Révolution. D’autres sources m’ont révélé que votre ami a séjourné trois semaines dans sa région d’origine, chez un frère de sa mère que j’ai interrogé, à l’époque où vous-même débarquiez en Tunisie. Il ne donnait pas l’impression de se cacher ni d’être inquiet pour sa sécurité. Il n’affichait pas, par son habillement, des convictions religieuses extrémistes. A-t-il reçu votre lettre ? Je n’en sais rien. J’ai perdu ensuite sa trace. Les renseignements que j’ai essayé d’obtenir sur les « filières djihadistes » d’une part et les réseaux d’immigration clandestine d’autre part sont restés flous et lacunaires. Ils ne permettent de rien conclure. Je regrette, Monsieur, de ne pas pouvoir vous en dire davantage. Pour mes honoraires, faisons comme prévu. Je vous prie d’agréer, et cætera. Lahcen S.
4- Mon cher Rachid,
Puisque tu n’as pas envie de te montrer dans Tunis en ce moment, ce que je peux comprendre, je te donne rendez-vous comme prévu à Bizerte chez l’amie dont tu as les coordonnées. Je pense demeurer à Rome encore au moins quatre semaines – le temps de régler diverses affaires. Pour ton visa pour la France, je vais voir ce que je peux faire mais ne t’attends pas à des miracles ! Je ne suis pas très apprécié du côté de l’Ambassade et je doute qu’on m’y accueille avec des fleurs ! J’ai lu les nouveaux textes que tu m’as envoyés et, en toute sincérité, tu as beaucoup de talent. Ça mérite d’être retravaillé, bien sûr, mais il y a dans ce que tu racontes de ton enfance et de ton adolescence à Gabès puis à Tunis une fraîcheur, une minutie et une audace étonnantes. On en rediscutera. Je t’apporterai aussi les livres que tu m’as demandés. Je t’expliquerai par lesquels tu devrais commencer : la découverte d’un écrivain, à mon avis, a toujours un aspect un peu sacerdotal et il faut entrer dans son œuvre comme on pénètre dans un grand et beau palais en évitant de se comporter comme un intrus trop bruyant. Pour Mounir, merci encore une fois de lui avoir transmis ma lettre. Non, il ne m’a pas répondu et je ne puis que te confier mon désarroi. Après t’avoir lu, je comprends que tu es encore plus accablé que moi. J’ai engagé un détective, à Tunis, qui ne m’a rien appris de probant. L’unique espoir auquel je m’accroche, en me trompant peut-être, c’est que Mounir est vivant et qu’il a quitté la Tunisie. Pour aller où ? Avec qui ? Dans quelles intentions ? Je t’avoue ma défaite. Evidemment, les journaux et leurs articles sur la Libye ou la Syrie ne sont pas encourageants mais je ne veux pas accepter l’idée que le Mounir que j’ai aimé et que tu as aimé se soit égaré dans ce chemin qui lui ressemble si peu. Je ne crois pas dans ton dieu, mon cher Rachid, mais je ne suis pas non plus un athée radical. Disons que je crois ou m’amuse à croire (ma théologie en vaut une autre et ne couvrira jamais de sang les mains de quiconque) en des dieux capricieux, ironiques, facilement distraits qui, un jour, si cela leur sied, exauceront mes prières : je tomberai donc sur Mounir en sortant d’un cinéma ou d’un jardin public, à l’autre bout du monde, qui sait ? et nous nous adresserons la parole comme si nous nous étions quittés la veille. Ton nom sera le premier qui nous viendra aux lèvres. Je t’ai envoyé de l’argent. Essaie d’être économe car, en ce moment, je dois faire attention. Le coût de la vie est élevé ici, à Rome. Je dépense presque tout ce que je gagne. Il faudra qu’à mon retour à Paris je dégote quelque chose de solide. Je t’embrasse affectueusement. Si d’une façon ou d’une autre tu obtiens des nouvelles de Mounir, ne me laisse pas dans l’inquiétude.
Patrick Abraham
- Vu : 3003