Les Yeux d’Aireine, Dominique Brisson (par Murielle Compère-Demarcy)
Les Yeux d’Aireine, Dominique Brisson, Editions Syros, janvier 2019, 269 pages, 16,95 €
Pourquoi Aireine tient-elle tant à se protéger derrière ces « petits remparts fragiles et essentiels » que sont ses paupières bordées de cils, pourquoi a-t-elle ainsi décidé de mettre son regard à l’abri du regard de l’Autre (« Ne jamais voir les gens en face, ne jamais plonger mon regard dans celui de l’autre, même en famille »). Que ou qui fuit-elle ? Que veut-elle à tout prix protéger ? Nous pouvons décider de fermer les yeux pour rêver ; pour ne plus voir la réalité en face ; pour voir une autre réalité. Ce garde-fou du regard qui se protège, est-il/sera-t-il enfermement ou salvateur ? Envol ou emprisonnement autarcique ?
Nous sommes tentés de rester un peu aux abords de ce livre avant de nous y plonger, ne serait-ce que pour prolonger l’énigme qu’il soulève dès sa prise en main : sa remarquable illustration de couverture ; ses lignes en exergue avertissant le lecteur de sa rencontre imminente avec un personnage atypique se promettant de garder ses yeux baissés, en toutes circonstances, pour ne pas voir, pour ne pas « se laisser surprendre », sauf « à tout perdre » ; l’annonce d’une plongée à la lisière du fantastique dans une pluie iconographique de coccinelle sur fond noir en quatrième de couverture, etc.
L’insolite semble dès l’abord au rendez-vous, les perspectives d’interprétation semblent promises à un large prisme faisant la belle part à l’imaginaire… Et, se demande le lecteur, quels procédés, quel art narratif la romancière Dominique Brisson va-t-elle donc déployer pour offrir ses mots à une narratrice adolescente refusant de regarder le monde, alors que « le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin » nous rappelait Stendhal ? Comment garder prise avec la réalité sans vouloir regarder en face le regard des autres où se lit, se reflète, s’interprète notre connexion à l’extérieur ? Posté sur le seuil de ce roman, le lecteur est d’entrée saisi par sa singularité, tenté d’en entrouvrir les fenêtres pour voir un peu ce qui s’y trame… traversant quel labyrinthe, promenant quel miroir ?
La première phrase du récit d’Aireine, la jeune narratrice, résonne tel le roulement d’une cadence infernale ou d’une obsédante inquiétude : « Depuis quand tout a commencé à dérailler ? » (question subtilement différente de celle qui consisterait à demander : « Quand tout a commencé à dérailler ? »… Le temps d’élucidation est ici doublement troublé). L’énonciation de cette première phrase en touche d’obscure connotation contraste avec le prénom d’Aireine que l’on envisage, lui, imprégné de touches teintées de merveilleux, quelque chose de vaguement légendaire, avec un zeste de fruit frais acidulé comme une jeunesse couleur groseille ou baie rouge telle l’airelle (Airelle/Aireine), dont la myrtille aussi, prête d’être croquée, éclatée, dévorée. Un peu comme la meilleure amie d’enfance d’Aireine, Éli, « est plus à l’aise dans l’acide que dans le sucré ». Les annotations entre crochets clôturant certains chapitres ajoutent au mystère, le lecteur comprend progressivement qu’elles correspondent à des états de faits relevés dans des archives. Quelque chose d’une ambiance propre au roman fantastique flotte au-dessus de l’intrigue, avec une toponymie typique de ce genre (la narratrice nous parle du « Socle » où elle se trouve dans la même classe qu’Éli « depuis toujours », où l’on passe à l’issue de sa scolarité « le Diplôme » ; les faits de l’intrigue ne sont pas datés (« dans la presse de l’époque », « dans les mêmes années ») ; les annotations en fin de certains chapitres évoquent de mystérieux événements mentionnés dans des archives indéterminées : « L’ÉPISODE », « Dessin d’humour dans le Journal : devant un guichet, une longue file de parents aux yeux cernés attendent, pour obtenir un visa qui leur donnera le droit d’entrer dans la chambre de leur adolescent). Initiatique, ce roman (dont la force est de s’adresser à tout public) l’est aussi, puisque nous plongeons dans l’univers (fictif, réel ?) d’une adolescente. Pour laquelle le monde est composé de trois tribus : « les enfants, nous, les adultes ». Les enfants intéressent peu Aireine, « je considère, précise-t-elle, les enfants comme des fugitifs courantaprès ce qu’ils vont devenir ». Les adultes eux « forme(nt) un immense océan dont les rouleauxopaques charrient des événements auxquels je pense peu ». Quant à la deuxième tribu, celle à laquelle appartient Aireine, voici ce qu’elle en dit : « Nous, nous sommes les jeunes, les rois, les magnifiques, les seuls à vivre dans le présent, à occuper orgueilleusement chaque minute et chaque endroit, sans rétroviseur et sans envie particulière de lendemain (…) ». Roman initiatique donc puisque nous démêlons, aux côtés d’Aireine, les forces obscures qui fulgurent dans l’espace et le temps d’une jeune existence, mais n’oublions pas, lecteur, lectrice, que nous sommes plongés dans le regard de cette adolescente qui a décidé de les laisser dorénavant fermés… Quelle(s) blessure(s) alimente(nt) cette posture face au monde ? Le mal d’amour : « le haut mal d’aimer » dont parlait Maurice Scève ? La blessure d’un premier amour ? (en exergue le « premier amour » est évoqué par l’autrice et nous apprenons assez rapidement dans l’histoire d’Aireine le séisme amoureux qu’elle apprend à connaître avec l’arrivée d’Aël : « Je n’ai encore jamais été piquée comme cela par la présence d’un garçon » avoue Aireine. Roman d’amour donc également…
Mais – peut-on s’interroger – est-ce bien l’adolescente elle-même qui a pris cette décision de retrait vis-à-vis du monde ou, une part d’elle dans ce qu’elle subit dans les détraquements de la période adolescente, « un cauchemar ouaté » évoque-t-elle… ? De quelle personnalité émane cette décision ? Cependant une autre présence, éclairante, intervient dans le livre, qui nous guide tel un phare dans la navigation entre deux eaux du personnage principal : Achelle, l’arrière-petite-fille d’Aireine, qui a hérité du journal que nous lisons et qui part en quête de l’existence troublante/troublée de son aïeule…
Cet univers où nous plongent Les Yeux d’Aireine est traversé de singuliers faits extraordinaires et inquiétants comme ces « décharges électriques » qui s’abattent sur la vie quotidienne avec – et nous entrons là comme dans un univers dystopique – une cataracte de coccinelles qui prennent possession des lieux – allégorie de la réactivité d’un environnement mal traité ? L’étrange s’immisce dans l’atmosphère, avec le changement soudain d’un personnage se métamorphosant suite à une rencontre atypique (« En quelques semaines seulement, (Abé) est devenu méconnaissable ») ; la métamorphose aussi incompréhensible de la mère d’Aireine, sans que nous sachions si cette transformation est réelle ou si elle est ainsi perçue par une adolescente en période troublée. Pourquoi cette mère aux côtés de laquelle sa fille parcourt l’existence dans une sorte d’osmose, en mode confidence quasiment télépathique, change ainsi subitement, détraquant la magie relationnelle mère-fille ? La puissance de la trame tissée dans le carnet de la jeune narratrice en démêlant « les fils du doute, des faits, et des vérités que l’on se tisse après coup » provient de la ligne de flottaison où la romancière Dominique Brisson installe son lecteur immergé dans un univers à la fois étrange et probable (le vraisemblable s’y joue avec perfection). Cet équilibre tient le lecteur en haleine, impressionné et curieux de démêler à son tour l’entrelacs de faits mi-réels mi-oniriques. Dans Les Yeux d’Aireine, Dominique Brisson flirte avec le réel et le songe avec un impressionnant brio.
Murielle Compère-Demarcy
Dominique Brisson, à la fois écrivaine et éditrice, vit dans l’Aisne. Elle est diplômée de l’INTD (Institut National des Techniques Documentaires), titulaire d’un DEA d’études cinématographiques et de théâtre après une maîtrise de Lettres modernes. Elle a été directrice d’ouvrages chez Textuel, à la RMN, au Seuil, et auteure des cédéroms Louvre, Peintures et Palais et Orsay, visite virtuelle Montparnasse Multimedia/RMN, en 1994 et 1996. Elle a conçu Tour Eiffel, tours et détours (Arte/Pathé) en 1997, et Trésors des premiers imprimeurs (Interbibly/Index) en 1998.
Blog : http://dbrisson.uniterre.com/
Site Maison d’édition Cours toujours : www.courstoujours-editions.com
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