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Les Wagons rouges, Stig Dagerman (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart le 09.06.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Pays nordiques, Roman

Les Wagons rouges, Stig Dagerman, Ed. Maurice Nadeau, Poche, mai 2022, trad. suédois Gustaf Bjurström, Lucie Albertini, 212 pages, 9,90 €

Les Wagons rouges, Stig Dagerman (par Patryck Froissart)

 

Les Editions Les Lettres Nouvelles (Maurice Nadeau) n’ont pas lésiné sur la qualité de finition des volumes de la Collection de Poche qu’ils viennent de lancer : couverture à l’esthétique attrayante qui constituera la « marque distinctive » de la collection, et papier élégant pour les pages intérieures, à savoir un Fabriano Palatina ivoire 80 gr.

Parmi les premières œuvres que Nadeau réédite dans cette collection prometteuse, figure ce recueil de neuf nouvelles du Suédois Stig Dagerman qui, précise Bjurström dans l’Avertissement, « ont été écrites à des dates différentes mais suffisamment rapprochées, cependant, pour qu’il n’ait pas semblé indispensable d’adapter un ordre strictement chronologique ».

 

1/ Les Wagons rouges

Helge Samson est employé dans un magasin de tissus empli du sol au plafond de rouleaux ne laissant entre eux que des enfilades étroites, sombres, poussiéreuses, labyrinthiques au sein de quoi il erre ou se terre à longueur de jour. De la chambre où il gîte solitaire non loin de là, il entend ahaner un long train sur les wagons duquel, une nuit, attiré à sa fenêtre à contre gré, il aperçoit des signes tracés en rouge dont la découverte, qui l’épouvante, est annonciatrice du désastre qui va s’abattre sur son existence.

2/ L’Homme de Milesia

Le narrateur personnage s’aventure un jour de neige dans les bas quartiers portant le toponyme de Sirley, alors qu’il réside dans la zone résidentielle de classe intermédiaire dénommée Milesia. Dans un bar où se trouve « un groupe de filles d’âges divers qui avaient toutes des cheveux de la même affreuse teinte jaune », il est accosté par un petit homme qui réussit à lui vendre un tableau dont les étranges propriétés vont bouleverser sa vie.

3/ Quand il fera tout à fait noir

De sa fenêtre donnant sur le port, le jeune Mikael assiste au repêchage, par l’équipe de la capitainerie, du corps d’une noyée. Ce spectacle déclenche chez le personnage une crise majeure, une rupture familiale et sociale, coïncidemment avec la survenue d’une obsession irrépressible : quelque part dans la ville, un suicide se prépare, celui d’une femme avec un capuchon bleu sur le visage. Mikael est persuadé d’être là pour la sauver. Il n’a plus que cette mission en tête : empêcher l’inconnue de passer à l’acte. Il part à sa recherche…

4/ Le Huitième Jour (Extrait d’un Décaméron suédois)

Un homme flottait dans l’eau du port de Maronga – pas encore mort. Ainsi commence cette nouvelle. Black, seul homme noir du navire Aischylos, en rade dans le port cité, a été forcé de sauter à l’eau, la nuit de Noël, par le capitaine qui, du haut de la dunette, tient braqué sur lui un fusil chargé, cran de sûreté enlevé, prêt à tirer si le matelot tentait de gagner le quai à la nage ou de remonter à bord. Ce châtiment forcément fatal lui a été infligé pour avoir mal effectué la singulière mission pour laquelle il a été envoyé à terre la veille. Cependant qu’il lutte pour ne pas sombrer, lui revient en mémoire l’enchaînement baroque des circonstances insolites dans lesquelles s’est déroulée ladite mission.

5/ Le condamné à mort

Un condamné à mort échappe in extremis à son exécution grâce au malaise dont est victime le bourreau juste avant d’actionner le mécanisme libérant la lame fatale. Gracié, innocenté, il est pris en charge par un mystérieux groupe d’officiels qui l’incitent, par un questionnement insidieux, répétitif, insistant, à se remémorer ce qu’il a ressenti le plus intimement d’une part durant le temps précédant la montée à l’échafaud, yeux bandés, et quand lui a été annoncée d’autre part l’annulation de la sentence. Embarqué pour un dîner organisé prétendument en l’honneur de sa réhabilitation, le rescapé est poussé, par le truchement d’une mise en scène machiavélique, à jouer le rôle principal d’une pièce à l’issue fatidique.

6/ Le procès

Petrus J. a commis le crime le plus abominable qui soit : il a emprunté, pour un petit tour sur l’eau, un brise-glace appartenant à l’Etat. Le texte reproduit l’interrogatoire-entretien auquel le soumet un juge qui le promène ensuite dans un endroit littéralement infernal où des « criminels » subissent des tourments éternels pour des motifs abracadabrants, à la seule fin de montrer à l’accusé quelques exemples du sort qui lui est dévolu pour avoir perpétré son horrible forfait.

7/ L’homme qui ne voulait pas pleurer

La plus grande actrice du pays, unanimement adulée, venant de mourir, toute la population, à tous les niveaux et dans toutes les sphères de la nation, verse des torrents de larmes, à l’unique exception de monsieur Storm, qui, pour ce comportement ignoble, est convoqué dans le bureau du Chef de la compagnie dont il régit la comptabilité. Sous peine de licenciement, il est alors soumis à une épreuve ayant pour but de libérer le flot expiatoire qui doit obligatoirement surgir de ses glandes lacrymales.

8/ Comme un chien

Deux populations riveraines d’un lac et d’un cours d’eau ayant toujours formé une seule et unique communauté en viennent un jour à se disputer la souveraineté de ces espaces aquatiques, ce qui aboutit au tracé d’une frontière au milieu de l’eau et à une situation de guerre froide entre les deux groupes désormais adversaires. Monsieur Dagerman, écrivain caporal de ce côté-ci de la ligne de front, est convoqué à s’entretenir « téléviphoniquement » avec le général Pompell à propos d’une phrase, extraite de sa dernière œuvre, évoquant la limpidité des eaux de la moitié du lac situé de l’autre côté, ce qui est considéré comme un acte de trahison : l’eau ne peut pas, ne doit pas être plus claire chez l’ennemi.

9/ Une histoire du temps passé

C’est la nuit. Le maître, un marchand, est alité, malade, terrassé par de lourdes souffrances. Le cadavre de sa mère, Marie, repose dans la chambre voisine. La servante, enceinte, sanglote à l’idée de devoir, sur ordre du maître, parcourir un long chemin dans la neige pour annoncer aux habitants d’une ferme lointaine la mort de Marie.

La neige tourbillonnait. On ne voyait ni la terre ni le ciel. Un homme avec un couteau montait l’escalier du marchand.

 

Synthèse

D’une nouvelle à l’autre, l’histoire évidemment diffère, mais on retrouve au fil des textes 1, 2, 3, 9 tous les éléments narratifs du genre fantastique tel que l’ont illustré les Maupassant, Poe, Tieck, Mérimée, Gautier, Irving et autres Lovecraft, ou l’Amok de Zweig.

Un personnage mène une existence primordialement ordinaire, banale, anonyme, dans laquelle s’introduisent brusquement, subrepticement, par effraction littéraire, des éléments circonstanciels en rupture de cohérence produisant une brutale impression d’étrangeté, dont la redondance provoque, chez le personnage et concomitamment chez le lecteur, une déstabilisation de plus en plus angoissante. Le personnage plongeant alors dans un environnement trouble, incompréhensible, surnaturel où se dissolvent ses repères, ses habitudes, sa vision du monde, et se retrouvant dans des décors a priori réalistes bien que souvent plantés en des milieux sinistres, en des quartiers misérables, délabrés, voire sordides, baignant de préférence dans une inquiétante obscurité, ou balayés par une tempête de neige, en vient à être dominé et à être agi par des pulsions obsessionnelles pouvant entraîner un comportement schizophrène, un irréversible état de démence (on pense inévitablement au Horla), voire une mort devenue d’évidence inéluctable.

Les nouvelles 4, 5, 6, 7, 8 sortent partiellement de ce schéma narratif. L’étrangeté y naît moins de l’inscription du scénario dans un univers où le surnaturel et l’irréel bousculent tout à coup l’apparence normale des choses que de l’immersion oppressante, dans l’atmosphère d’un théâtre kafkaïen qui exacerbe tel ou tel trait de l’organisation socio-administrative de notre espace existentiel, d’un personnage soudainement confronté au non-sens, à l’absurde application de règles tout autant absurdes, à l’exemple de ce qui peut se passer dans des régimes totalitaires où règne sans limite une censure morale, intellectuelle et artistique et où tout petit chef exerce un pouvoir discrétionnaire absolu sur ses subordonnés. Toutefois le fantastique, ou quelque forme qui lui ressemble, y apparaît, sous la forme, parfois, d’un burlesque ou d’un ubuesque sous-tendant une virulente critique sociale.

La construction textuelle, le suspense, le malaise permanent, jouissif, qu’entretient magistralement l’écriture, font de ce recueil, dans sa globalité, dans son originalité, une œuvre qui suffit à situer Stig Dagerman parmi les maîtres du genre.

 

Patryck Froissart

 

Stig Dagerman, né Stig Halvard Jansson le 5 octobre 1923 à Älvkarleby est un écrivain et journaliste libertaire suédois. Romancier et dramaturge, il est considéré comme l’un des représentants majeurs de la littérature de son pays dans l’immédiate après-guerre. Dagerman s’est suicidé le 4 novembre 1954 à Danderyd.

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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)