Les vivants et les autres, Laurence Guerrieri
Les vivants et les autres, Evidence Editions, mai 2017, 468 pages, 20 €
Ecrivain(s): Laurence Guerrieri
A quoi sert de se faire éditer par une maison d’édition, quelle que soit son importance, si elle ne fait d’autre promotion pour les auteurs qu’elle prétend « défendre » que celle de diffuser leurs livres, tous azimuts et sous tous les formats possibles, des méga-plateformes phagocytaires aux librairies virtuelles, elles-mêmes noyées dans une pléthore de vitrines livresques d’importance variable ? On peut légitimement se poser la question lorsque parcourant le Net, on ne peut que constater l’inefficacité de certaines, connues ou non, dont le seul but serait uniquement de vendre des bouquins, comme si, s’improvisant bonimenteur, elles vendaient des chapeaux, le dimanche sur un marché minimaliste paumé au milieu de nulle part.
Dans ce cimetière latent, qui finit par remplacer insidieusement le pilon, ce vieux tabou de la destruction massive de la chose publiée, des centaines de livres n’ont d’autre reconnaissance que celle de leur linceul imprimé. Pour certains, au vu de leur médiocrité, on les en remercierait presque. Pour d’autres, c’est carrément du gâchis ! Et il faut bien de la conviction, voire de la foi, à l’écrivain pour qu’il continue à l’ombre menaçante de l’oubli, à tremper sa plume dans le secret de son talent. C’est le cas pour le recueil de nouvelles de Laurence Guerrieri, Les vivants et les autres.
Les vivants et les autres nous plonge dans un univers sombre dans lequel l’écrivain américain Philippe Roth aurait croisé la photographe, également américaine, Diane Arbus. Des femmes, des hommes, des vies égarées qui partent en vrille et dérapent sous la pression d’évènements anodins ou graves – ce que Paul Auster appelle « les contingences » – grippant une routine trop bien huilée. Les jours s’y ressemblent et se subissent plus qu’ils ne se vivent. Le mensonge, la lâcheté, la peur, le déni habillent leur ordinaire sous l’apparence paisible et trompeuse d’un bonheur qui suinte l’ennui, la médiocrité, le sexe triste et la mort lente. « J’ai toujours pensé que parfois, il n’y a rien de pire que le bonheur. C’est comme une foutue lampe qui vous éclaire et qui rend les zones d’ombres encore plus sombres. “Je fais le bonheur et je crée le malheur” qu’il est dit, et je trouve que c’est une sacrée vérité », dit le protagoniste qui donne son titre à l’ouvrage, avant d’ajouter : « Quand j’ai compris, je n’avais qu’une chose en tête : l’accablement. Je ne pouvais pas supporter l’espoir, aussi petit fût-il, parce que ça aurait rendu le reste encore plus terrible que ce qu’il était déjà ».
Les couples se font, se défont, se trompent, s’échangent. Parfois, l’un ou l’une meurt. L’amour se tire en douce et la solitude en profite pour y enfoncer ses jalons sans issue. « Elle allait donc devoir vivre le reste de sa vie avec de grands blancs qu’elle ne serait pas en mesure de combler ». Peu d’enfants chez ces vivants, et quand on les rencontre, ils sont devenus la photocopie plus ou moins loupée de leurs parents, où les mères cultivent avec jalousie l’invasion affective, voire incestueuse, et les pères se font vite fait la malle, dans l’alcool ou la fuite.
Des textes ciselés, subtils et intimistes, au style vigoureux, cru et violent parfois, sans fioritures inutiles ni trémolos rédempteurs, totalement dépourvus du sentimentalisme que l’on prête généralement à l’écriture féminine. Des nouvelles closes ou ouvertes sur la participation du lecteur qui en imaginera la fin qui lui convient.
On entre par effraction dans la vie de ces anonymes qui nous ressemblent peut-être, nous laissant au cœur le goût doux amer de batailles sans victoires ni défaites et cette interrogation : qui sont les vivants et qui sont les autres ? Avec cette mise en garde aussi cinglante d’ironie que de tendresse de Laurence Guerrieri : « C’est ce que tu t’imagines. Il y a tellement de morts et tellement de survivants. Tu ne vois pas la vie autour de toi, elle est faite de tout ce qu’on perd un peu tous les jours et de notre capacité à le supporter ».
Mélanie Talcott
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