Les vies de papier, Rabih Alameddine
Les vies de papier, Les Escales, août 2016, trad. anglais Nicolas Richard, 330 pages, 20,90 €
Ecrivain(s): Rabih Alameddine
Une traductrice qui, après avoir été libraire, ne publie pas ses traductions, qui les enserre jalousement dans « la chambre de bonne » de son appartement, et qui plus est, fait des traductions de traductions… si l’on replace le tout dans le Beyrouth traversé par toutes les guerres, souvent fratricides, on aura une vue assez panoramique de ce roman :
« Je choisissais de mourir dans mon appartement plutôt que de vivre sans. Dans les marges du matin, je m’accroupissais derrière ma fenêtre et observais les thanatophiles adolescents avec des semi-automatiques qui, tels des cafards, couraient en zigzags. Le clair de lune sur le canon des fusils de seconde main. Tandis que les nébuleuses des bombes éclairantes coloraient les cieux en indigo, je voyais les étoiles cligner avec incrédulité face à l’orgueil démesuré qui faisait rage en bas, sur la terre ferme » (p.40).
« Quand les seigneurs de guerre ont achevé leur interlude quelques jours plus tard, je me suis sentie protégée entre les quatre murs de mon appartement, veillant avec la kalachnikov proche de ma poitrine.
Aaliya l’élevée, la séparée » (p.58).
Interrogation sur la vie, et sur ce qu’on en fait, ou ce qu’on peut – et jusqu’où – en faire. L’immeuble dans lequel habite Aaliya – la libraire traductrice – est lui-même de papier : vétuste, desservi par une cage d’escalier qui renseigne chacun sur ce que dit et fait l’autre, ce que disent et font les autres. On n’y est à l’abri de rien… et pourtant Aaliya y fait sa vie, l’y installe après la mort de son mari, l’occupe. Il se dégrade en même temps qu’elle se ride et vieillit, occupée à l’année à traduire les écrivains du monde entier, ceux qu’elle aime et qu’elle côtoie dans la familiarité de leur œuvre, l’adaptant au plus juste à son ressenti : « J’ai fait de la traduction mon maître. J’ai fait de la traduction mon maître et mes jours ont cessé d’être terriblement redoutables. Mes projets me distraient. Je travaille et les jours passent » (p.128).
Cette femme téméraire – elle n’a peur ni des intrusions de soldats ennemis, ni de traverser la ville sous les bombes – ne se sent prise en défaut que dans un domaine : la restitution. Refaire le livre choisi qu’elle mettra un an ou deux à traduire en arabe d’après une traduction – en anglais ou en français – pour qu’il attende, dans un carton conservé dans son appartement :
« Permettez que je sorte du placard en disant ceci, au cas où vous ne l’auriez pas encore deviné : je n’ai jamais publié. Une fois que j’ai terminé un projet, une fois achevés les rituels de fin, j’ensevelis les feuilles dans une boîte, et la boîte dans la salle de bain (…) Après cela, j’en ai terminé de ce projet et ne repense que rarement à ma traduction. Je passe au projet suivant » (p.126).
Aaliya travaille en secret, presque au secret. Sans se couper des autres, elle vit cependant davantage dans le passé : son amitié avec Hannah, la tenue de sa librairie – qui connaît très peu de passage –, quelques souvenirs de sa vie d’enfant, puis de femme :
« Il y eut un temps où pas une minute ne passait sans que je pense à elle, sans que je m’interroge sur ses derniers jours, sur sa solitude consommée et sur le brio avec lequel elle la masquait, sa nostalgie insatiable (…) Il faut aller de l’avant, tâcher de vivre » (p.61).
« Ma mère a vécu, vit, dans un monde brumeux, qui n’est pas le mien » (p.252).
Les appels, prises à partie, recours à ses chers écrivains, la font vivre au plus près d’eux, leurs vies de papier, celles des personnages de leurs romans, sont pour elle plus réelles que la sienne propre, dont elle ne se souvient qu’en pointillés. Et quand une canalisation éclate, inondant la pièce sacrée, temple de son travail de tant d’années, tout d’abord décomposée par l’événement comme ces noyés qui, du fond de l’eau, donnent un coup de talon pour remonter, elle reprendra appui sur le monde qui l’entoure, et d’abord ses voisines, les « sorcières ». Ce sera l’une de ces femmes qui, en plein essai de sauvetage de l’œuvre de sa vie, lui ouvrira la voie, une issue :
« La sorcière folle a raison, en un sens. Cette destruction est l’occasion de m’affranchir des règles que je me suis imposées pour traduire, ou du moins de certaines règles » (p.324).
« Si l’anglais et le français sont les limites de ma langue, les limites de mon monde, mon monde n’en reste pas moins infini. Je n’ai plus besoin de traduire une traduction. Tout ne doit pas nécessairement être doublement perdu. J’ai étudié l’eau, tout en étant douillettement blottie à l’abri dans un bateau, mais désormais je vais nager dans les eaux troubles du français de Flaubert. Je ne suis pas obligée de travailler dans une langue décalée d’un cran par rapport à la version originale ; je ne suis pas obligée de traduire à distance. Aaliya, celle au-dessus, la séparée, peut s’avancer dans la boue.
Suis-je en train de vivre une épiphanie ? » (p.325).
Cela pourrait être une allégorie, mais ce roman accroche sans y toucher, presque sans qu’on y pense, à la réalité du « décor » : Beyrouth, sans cesse recommencée, passant de main en main, jamais avilie. C’est, dans ce cadre mouvant, instable, à la fois micro et macroscopique, l’histoire d’une traductrice, qui traduit des livres, traduits dans une autre langue que leur langue maternelle, par un traducteur qui essaie de rendre, restituer sans trahir, un roman… c’est l’histoire d’une vie kaléidoscopique :
« J’aime les hommes et les femmes qui ne trouvent pas leur place dans la culture dominante, ou, comme Alvaro de Campos les appelle, les étrangers ici comme partout, accidentés de la vie et de l’âme. J’aime les outsiders, les fantômes errant dans les couloirs envahis de toiles d’araignées du château hanté où la vie doit être vécue » (p.222).
Anne Morin
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