Les vaches de Staline, Sofi Oksanen
Les Vaches de Staline, Stock La Cosmopolite, 524 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Sofi Oksanen Edition: StockAprès l’énorme succès obtenu par Purge l’an dernier, les éditions Stock publient l’un des précédents livres de Sofi Oksanen, paru initialement en 2003, Les Vaches de Staline.
Les vaches de Staline, c’est ainsi que les Estoniens déportés en Sibérie désignèrent les maigres chèvres qu’ils trouvèrent là-bas pour se moquer de la propagande soviétique qui assurait que le régime produisait des vaches exceptionnelles.
« La vache de Staline, c’est une chèvre ». Une chèvre toute maigre, comme Anna, une brindille de quarante kilos qui souffre de troubles alimentaires. Anna ne sait pas manger. Elle est boulimarexique, c’est-à-dire qu’elle est à la fois boulimique et anorexique.
Pour soulager son ventre « interminablement avide de sucreries », elle ingurgite des quantités astronomiques de nourriture, de quoi nourrir un régiment pendant plusieurs jours.
« Je me suis mise à mesurer le temps en kilocalories », dit-elle.
« Bien entendu, je n’ai jamais acheté une simple banane, ou une orange. Il m’en faut au moins un kilo. Aujourd’hui encore, au supermarché, mon chariot a l’air de contenir des provisions pour une famille nombreuse, comme si je partais vivre avec mari et enfants au milieu d’un lac pendant une semaine et qu’aucun de nous n’avait l’intention de revenir une seule fois pendant le séjour ».
Juste après s’être gavée, elle vomit tout. Cela suppose qu’elle se lave ensuite soigneusement les dents, la bouche, les doigts, les vêtements, pour ne pas que quiconque décèle ce qu’elle vient de faire.
Ses habitudes alimentaires l’empêchent d’avoir des relations normales avec les autres. Comment peut-elle se comporter en public si on lui propose par exemple du chocolat ? Car elle n’est pas capable de prendre un carré et un seul, elle aurait besoin de s’avaler la boîte en entier, une boîte qu’il lui faudra ensuite aller vomir, et un vomi dont il faudra effacer les traces… Ne parlons pas d’une invitation à dîner…
Ce livre est un cas clinique. Sofi Oksanen ne nous épargne rien de la maladie d’Anna, ses symptômes, ses chutes et ses rechutes. La nourriture devient une drogue, une défonce, la pire de toutes les défonces, et qui plus est, elle est accessible en vente libre dans tous les supermarchés.
Sofi Oksanen va toujours plus loin dans la description. Elle ne recule devant rien, flirte souvent avec le sordide, mais n’y tombe pas, grâce à de subtiles touches d’humour.
Après avoir s’être penchée sur le présent d’Anna, Sofi Oksan revient sur son passé pour comprendre comment est né son dérèglement alimentaire. Pour faire la généalogie de ce trouble, Sofi Oksanen entreprend une généalogie familiale, comme si le mal pouvait remonter plus loin, comme s’il était enfoui quelque part dans ses gênes.
C’est ainsi qu’alternativement au récit d’Anna, mené à la première personne, Sofi Oksanen suit le parcours de Katariina, sa mère, conductrice de travaux dans l’Estonie soviétique des années 70. Ce deuxième récit est, lui, raconté à la troisième personne.
Un jour, Katariina fait la rencontre du « Finlandais ». Une relation se noue. Ils se marieront, ce qui permettra à Katariina de passer de l’autre côté du mur, de découvrir un pays, la Finlande, où il y a des pauses cafés pendant le travail, où l’on ne travaille pas le samedi, où les magasins fournissent beaucoup de produits en abondance, autant de choses inconcevables dans son Estonie natale.
La mère est paranoïaque. Elle craint que tout son entourage puisse la dénoncer aux autorités à tout instant. C’est cette peur qui la conduira, quand elle passera en Finlande, à couper tous les ponts avec son pays natal.
Mais Sofi Oksanen va encore plus loin. Elle remonte jusqu’aux grands-parents, la période trouble de la seconde guerre mondiale, une période qu’elle avait déjà explorée dans Purge. Les époques s’entremêlent. C’est la généalogie d’un pays, l’Estonie, qui est faite.
La maladie d’Anna ne devient que la conséquence de celle d’un pays tenu sous la coupe d’un rideau de fer, juste après s’être déchiré par la guerre. Les non-dits et les trahisons trouvent une résonnance pathologique à la génération suivante. Un passé qui ne passe pas façonne le présent.
Sofia Oksanen avait déjà employé un procédé narratif similaire dans Purge et encore une fois, celui-ci se montre d’une très grande efficacité, faisant du livre un véritable page-turner, facilité par une écriture vive et enlevée, toujours fluide. Même si ce roman est antérieur à Purge, Sofi Oksanen le confirme, avec son univers très singulier.
Paul Martell
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