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Les Tyrannosaures de la République, Jean-Joël Brégeon, Gérard Guicheteau, par Gilles Banderier

Ecrit par Gilles Banderier le 08.01.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Les Tyrannosaures de la République, Jean-Joël Brégeon, Gérard Guicheteau, Éditions du Rocher, novembre 2017, 196 pages, 18 €

Les Tyrannosaures de la République, Jean-Joël Brégeon, Gérard Guicheteau, par Gilles Banderier

 

Les historiens assurent à qui veut bien les écouter qu’ils étudient le passé de manière objective et dépassionnée. Comment les croire, quand on sait la quantité de facteurs, purement subjectifs, qui interviennent ne serait-ce que dans le choix du sujet traité ? Un événement aussi lointain que la chute de l’Empire romain a été abordé jusqu’à nos jours, suivant des grilles d’interprétation diamétralement opposées. On ne sait même pas si ce fut une bonne ou une mauvaise chose. Aucun accord n’a jamais pu s’établir, relativement aux causes réelles (économiques, sociales, démographiques, militaires ou écologiques) de cet événement capital. Le plus simple, à bien des égards, serait de dire qu’il est inexplicable rationnellement, mais on ne compose pas des thèses de doctorat ou des ouvrages grand public sur un présupposé pareil. Le désaccord est encore plus marqué lorsque les partis-pris politiques s’en mêlent, ce qui ne manque jamais de se produire. Quoi qu’il prétende, un historien n’étudiera pas de la même manière la Révolution française, selon qu’il adhère à une opinion progressiste ou à une vision conservatrice du monde.

Cela se complique encore lorsqu’aux options politiques individuelles se superposent des considérations nationales. En 2014, Jean-Luc Mélenchon s’était insurgé contre la représentation que le jeu vidéo Assassin’s Creed Unity donnait de Robespierre (« Robespierre, celui qui est notre libérateur à un moment de la Révolution, est présenté comme un monstre. C’est une propagande contre le peuple. Dans le jeu, le peuple, c’est des barbares, des sauvages sanguinaires »). Il lui fut répondu avec justesse que ce jeu, produit de grande consommation mondialisée (même si son éditeur est français), n’en reflétait pas moins, de manière très précise, la vision anglo-saxonne de la Révolution française en général et de Robespierre en particulier ; vision nettement moins lumineuse que celle qui a longtemps prévalu en France. Pour le dire d’une phrase, il n’y a qu’en France qu’on considère Robespierre autrement que comme un fou ou un monstre. Cela étant, depuis la commémoration du bicentenaire (« LE bicentenaire », disait-on en 1989, comme s’il ne pouvait y en avoir un autre), même les historiens les mieux disposés ont été obligés de tenir compte d’une masse considérable de travaux qui tendent à montrer que la Révolution française, avec son obsession de la régénération, de la pureté, sa volonté de créer un nouveau peuple, fut la matrice des totalitarismes modernes. Il est facile de voir qu’en France l’historiographie de la Révolution s’est infléchie en même temps que s’est effondré le communisme, qui s’en voulait le continuateur. Pourtant, les visions antithétiques et donc inconciliables de l’événement ne résultent pas seulement d’élaborations postérieures. Elles sont contemporaines de l’événement. La pensée contre-révolutionnaire est née dans le fil de la Révolution et s’est maintenue avec une remarquable vigueur. George Steiner, qu’on classerait plutôt à gauche s’il fallait à tout prix le classer quelque part, a souligné ce qu’avait d’admirable la pensée de Joseph de Maistre, ou celle de son continuateur, Pierre Boutang. D’abord étudiée sous l’angle strict de l’histoire locale, les massacres survenus en Vendée ont conduit à une mise en cause globale du processus révolutionnaire, devenant ainsi une pierre de touche. On s’est demandé si ces massacres pouvait être qualifiés de « génocide », au sens défini par Rafaël Lemkin (dont les écrits ont été publiés en France par les mêmes Éditions du Rocher).

Dans Les Tyrannosaures de la République, Jean-Joël Brégeon et Gérard Guicheteau livrent une histoire politique de la Révolution et ne s’en cachent pas, ce qui est toujours mieux que de se vêtir d’objectivité candide et de lin blanc. L’ouvrage se présente à juste titre comme un ouvrage de vulgarisation. Les auteurs ne sont pas partis chasser dans les archives le document négligé ou inconnu, une quête plus exaltante qu’il n’y paraît de prime abord. Ils utilisent des travaux antérieurs (à ce sujet, la bibliographie qui clôt le volume comporte de fâcheux doublons). Les « tyrannosaures » visés par le titre sont Robespierre, Couthon, Barère, Fouché, Collot d’Herbois, Barras, Fréron et Maignet. Point commun à tout ce petit monde (souligné par Robert Darnton dans Bohème littéraire et Révolution) : ils furent des écrivains ratés ou, pour mettre les choses au mieux, besogneux. Le rapprochement que font Brégeon et Guicheteau entre Robespierre et Kant n’est pas aussi impertinent qu’on peut le croire (peut-être Wajda l’avait-il entrevu). Robespierre et Couthon sont responsables de l’effrayante loi du 22 prairial, qui levait tous les garde-fous dont s’entoure la justice dans son fonctionnement normal : suppression de l’avocat et des témoins, conception de la preuve et notion d’ennemi de la République extensibles à l’infini (« ceux qui auront cherché à inspirer le découragement, à dépraver les meurs, à altérer la pureté et l’énergie des principes révolutionnaires », cité p.46). Inverser la charge de la preuve (ou la supprimer) est un grand classique de toutes les dictatures. Les épisodes effrayants ne manquent pas, entre les colonnes infernales qui ravagèrent la Vendée, les massacres de Lyon ou tel épisode oublié : par exemple, dans le village de Bédoin (Vaucluse), Maignet fit guillotiner soixante-deux personnes avant de déporter le reste de la population et d’incendier le village. Motif ? L’arbre de la Liberté y avait été arraché… En Vendée, le général François-Pierre Amey alluma des fours pour, selon son expression, « cuire le pain de la République », autrement dit y jeter des femmes et des enfants. Et quand il ne restait plus de femmes suspectes de sentiments antirépublicains, on brûlait les femmes de révolutionnaires. Jamais l’image d’Anatole France, de la Révolution qui, comme Saturne, dévore ses propres enfants, n’a été aussi bien exacte. Tous ces massacres – attestés – ne résultèrent pas de la seule bestialité humaine, comme cela avait été le cas en d’autres conflits (la Guerre de Trente Ans, pour ne citer que cet exemple) ou parce qu’il fallait conquérir un territoire. On massacrait au nom d’une idéologie et d’abstractions (le peuple, la République). L’idéologie elle-même finira par s’estomper et le massacre deviendra une fin en soi. La page de la Révolution sera tournée par Napoléon, un personnage qui, comme le remarquait finement Michel Houellebecq, « avait mis l’Europe à feu et à sang, […] avait entraîné à la mort des centaines de milliers d’êtres humains sans même l’excuse d’une idéologie, d’une croyance, d’une conviction quelconque ». Une sorte d’anti-Robespierre (avec un bilan humain encore plus effrayant), qui recycla d’ailleurs plusieurs des « tyrannosaures », lesquels échappèrent ainsi à la guillotine (Amey a son nom sur l’Arc de Triomphe).

L’ouvrage de Jean-Joël Brégeon et Gérard Guicheteau n’apprendra rien aux historiens chevronnés. En revanche, il fournira aux autres un éclairage intéressant et bien venu, différent de la vulgate enseignée par les manuels d’histoire, du moins lorsque ceux-ci accordaient encore à la Révolution une place importante.

 

Gilles Banderier

 


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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).