Résurgences sataniques (par Léon-Marc Levy)
Le Prince des Ombres n’est pas retiré des affaires. A s’en tenir à ses réapparitions itératives dans la littérature ou le cinéma, il faut bien reconnaître que le vieux Belzébuth exerce encore effets de terreur et de fascination sur l’imagination des hommes. L’Eglise l’avait tenu à bout de bras pour dociliser ses brebis et, si elle a perdu de son influence, la civilisation de l’image l’a amplement remplacée. A icône, icône et demi. On peut penser que ce fonds de commerce du Diable n’a d’autre sens que… le fonds de commerce justement. Mais le Diable a suffisamment fait escorte à l’histoire des hommes, suffisamment assisté à ses crises, insisté sur ses failles et brisures pour que nous nous permettions de balayer ses prestations récentes d’un mépris trop hâtif. Cette résurgence du nocturne démonologique dans notre société des images doit nous interroger : l’ombre qui refait surface à la lumière des discours de la Cité questionne toujours. Surtout dans une époque, la nôtre, où la Cité pare ses langages de toutes les apparences de la rationalité scientifique et organise ses métaphores autour d’une technologie toute-puissante. Cette floraison d’images nous interpelle du lieu même de son grand et régulier succès auprès des publics occidentaux.
Elle fait symptôme d’un retour de peurs enfouies dans le patrimoine symbolique de l’humanité, peurs aux masques ancestraux qui viennent traduire des angoisses bien actuelles : doutes profonds sur les mythes économiques paradisiaques de l’Occident, sur sa supériorité mondiale, sur ses valeurs morales. Pour mémoire, il ne fut pas indifférent dans les années 1970 que L’Exorciste (1) parût sur les écrans en pleine déroute américaine au Vietnam, en plein « Watergate » (2), en pleine débâcle des certitudes occidentales.
Et il est difficile de ne pas pointer les similitudes frappantes que cela présente avec les irruptions anciennes du Diable dans la Cité : là déjà, la crise se nouait dans la trame du rapport de l’individu à l’état. La lézarde où coulent les effets de fascination et d’identification que ces films ont produits sur les foules occidentales est celle même qui s’ouvre à tous les coins de l’histoire, à chaque fois que le doute délabre les façades creuses des consensus dans les groupes. Le quadrillage explicatif et totalisateur des discours du pouvoir fait défaut et c’est sur tout que le doute s’installe, ramenant brutalement chaque sujet à sa solitude originelle et désespérée. Alors ressurgissent les figures mythiques.
Si le thème de la conquête (moteur de l’afflux de westerns jusqu’aux années 60) était le signe de la prospérité et de l’optimisme en Occident, on peut avancer que le retour de la catastrophe dans l’imaginaire de la Cité (le feu, les tremblements de terre, les invasions d’animaux monstrueux, les épidémies, la folie meurtrière) est le signe de la crise de croyance dans les modes de jouissance de l’Occident, un sérieux symptôme des failles qui menacent l’ordre pastoral d’aujourd’hui.
« Derrière le vernis, des mythologies renaissent, cherchant des langages de l’inquiétude sociale » (3).
C’est que le mythe, dans la zone dense de perméabilité qu’il constitue entre la demande de compréhension de l’ordre du Monde que produit le sujet politique, et l’autorité du chef (« tu te dis chef, prouve-le ! »), est un syntagme essentiel de la grammaire du pouvoir, un moteur surpuissant de la machine qui règle les lois de la chefferie et de l’obéissance.
Léon-Marc Levy
(1) L’exorciste, William Friedkin
(2) Le scandale du Watergate est une affaire d’espionnage politique qui aboutit, en 1974, à la démission de Richard Nixon, alors président des États-Unis. L’affaire aux multiples ramifications commence en 1972 avec l’arrestation, à l’intérieur de l’immeuble du Watergate, de cambrioleurs dans les locaux du Parti démocrate à Washington. Les investigations par des journalistes et une longue enquête du Sénat américain finiront par lever le voile sur des pratiques illégales de grande ampleur au sein même de l’administration présidentielle
(3) Michel de Certeau : La possession de Loudun (Folio Histoire)
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