Les travaux et les jours (extraits 7) (par Ivanne Rialland)
Le jardin
Modeste carré entouré de haies de buis, il végétait tranquillement sous le règne de propriétaires insoucieux qui laissaient pousser l’herbe haute, quelques ronces, et ne haïssaient pas les orties. Le liseron s’entortillait dans le buis ; la menthe crépue, jamais coupée, méditait l’invasion du coin nord. À l’ouest, vaillamment, les hortensias résistaient à toutes les incuries.
Au sommet d’un vieux pin ombrageant les poubelles une corneille avait bâti un nid désordonné. Les fourmis s’affairaient dans les graviers de l’allée, les punaises s’accouplaient sous les feuilles d’une rhubarbe à l’abandon. Des gendarmes noirs et rouges et des coccinelles pâles formaient l’aristocratie d’une faune qui n’avait jamais vu de papillons.
Quelques abeilles rousses d’une ruche voisine dérangeaient tenacement les petits déjeuners d’été sur la table qui neuf mois sur douze rouillait là gentiment.
Nature pauvre aux oiseaux criards qu’ils avaient voulu quand même offrir aux enfants, qu’ils regardaient se débattre, incompétents et bienveillants, sauvant les vers de terre égarés dans l’allée, laissant proliférer une vermine puceronne dans les fines herbes qu’ils faisaient pousser sous les fenêtres de la cuisine. Ils contemplaient le petit agacer les fourmis avec une brindille et construire aux cloportes des pyramides de cailloux, en se demandant ce qui resterait, à l’âge adulte, de ses rêves de forêt amazonienne.
La grande, gênée par le soleil, le vent, les mouches, les voisins, l’herbe, ses rares habitants à ailes ou à pattes, n’y mettait les pieds que pour asseoir sa mauvaise humeur sur la balançoire dont elle trouvait le grincement singulièrement réconfortant.
Album de famille
Trois ans, les poings solidement enfoncés dans les poches du short, le ventre rond dépassant un peu du tee-shirt, l’œil frondeur, le nez levé, avec les cheveux blonds mal peignés un peu partout sur le visage. Les jambes solides, les genoux ronds, les épaules carrées, prête à chercher l’aventure au sommet des escaliers, au fin fond du jardin, à l’autre bout du square, gravissant hardiment les plus hauts toboggans, quitte à se retrouver sur les fesses, étourdie, après une trop rapide descente ou un tournant mal négocié.
Trois ans. Elle regarde l’objectif bien en face. Les baskets avec des lacets qui font de grandes oreilles de chaque côté du pied. Au bord du rire et de la fuite. Robuste, campée, ancrée, sûre d’elle et du monde.
Actualités
Debout dans la nuit, privés de sono, sur la place dont l’obscurité et la foule effacent les limites, ligne après ligne ils redisent à voix forte les mots de celui qui, là-bas, petite silhouette à peine distincte, devient littéralement par la grâce d’un microphone humain la parole d’un nous soudain noué à pleine gorge.
Le père
À regarder ces gens, sur le parking de l’hypermarché, un samedi de juillet, portant des enfants dans les bras, les poussant dans des caddies, les tirant par la main, passant et repassant avec le petit dernier qui traîne et regarde vers l’arrière, ce couple âgé, là-bas, qui va à tout petits pas, ce monsieur à la démarche vive qui fait aller son chariot au bout de ses bras tendus, pressé à l’aller, pressé au retour, ce couple aux formes abondantes, à la démarche majestueuse, rapportant à leur voiture un caddie rempli de packs d’eau et de bouteilles de soda, et des gens, beaucoup, de tous âges et de toutes formes, qui portent, transportent, sortent les enfants de la voiture, rebouclent des harnais compliqués, chargent, déchargent, démarrent, à regarder ces gens, lui-même un instant immobile, le bras posé sur la portière, il se dit que ces petits voyages, ces entre-deux de la vie, à peine pensés, si ce n’est avec ennui, c’est toute la trame fondamentale de l’existence, que migrations et guerres révèlent sous une lueur tragique. Partout, tout le temps, tissent leurs vies à petits pas, humains portant, poussant, chargeant, déchargeant, un enfant sur chaque bras, et les vieux là-bas qui piétinent et perdent du terrain.
La fille
Ayant toujours trouvé agaçante et infantile la manie estivale de sa mère de prendre des photos de pieds dénudés, les orteils étalés dans l’herbe ou sur le sable de la plage, désinvoltes, sur fond de ciel, elle découvre sur Instagram des dizaines, des centaines d’adeptes de la podophotographie et, sans s’étonner de la banalité des singularités humaines, en vient à s’émouvoir de leurs courbes sèches et élégantes, de leur étrangeté désœuvrée, de l’expressivité de ces orteils libérés du poids des coups et des chaussettes qui, trouées ou non, leur donnent toujours un air un peu vulnérables et idiots.
Ivanne Rialland
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