Les Travaux et les Jours (extraits 2), par Ivanne Rialland
La mère
Dans la nuit précoce de l’hiver, assise haut sur la roue du bus surchauffé, elle longe la Seine, les yeux plongés dans les lumières scintillantes des réverbères. Elle brinquebale bientôt sur les pavés du Louvre et débouche, à travers la galerie obscure, dans la rue de Rivoli constellée de boutiques éclairées a giorno devant lesquelles les silhouettes des passants font des éclipses brèves. À peine ralentie par les feux rouges, elle poursuit sa course trop rapide vers l’Opéra, où elle devra renoncer à cette escapade discrète, minutes illuminées prises sur le temps quotidien, pour descendre dans le métro et retrouver ses laisses habituelles.
À ses côtés, un petit bonhomme dont elle sent la chaleur contre sa hanche malgré l’épaisseur des manteaux, le front collé contre la vitre, partage sans un mot son euphorie secrète, et elle sait que là, dans ce repli modeste du temps, elle tient une des meilleures parts de son existence, véritable talisman scellant, dans cet émerveillement sans paroles, l’alliance du fils et de la mère, qui résistera à toutes les querelles. Et elle espère que ce moment sera l’un des heureux fantômes qui, s’ils la déchirent à présent d’en sentir entre ses doigts la fuite, reviendront peupler sa fin, et déjà, alors qu’elle descend du bus et s’engouffre dans le métro, en tenant la main du petit dans sa main, cette minuscule traversée de Paris a l’éclat trompeur des rêves, de ces rêves qu’elle fait d’ailleurs si souvent : bus attendus, pris au vol, trajets embrouillés dans des rues incertaines, des places d’un gris à la fois dense et brumeux et qui, quelquefois, l’emmènent dans des jardins au merveilleux impalpable mais tenace, perdurant au-delà du réveil et des jours pour révéler, ou sécréter, le noyau profond de son être.
Images du monde
Plus que le profil enfoncé dans le sable, aux yeux clos, ce sont ces chaussures, ce short bleu. Ce ne sont pas les pieds nus d’un petit vagabond qu’on pourrait nimber d’une commisération lointaine. Ce sont les chaussures bien lacées des exils qui hantent la mémoire et l’âme, qui dans le fond des nuits, au creux des oreilles, font entendre ce chuchotement : lève-toi, il faut partir… L’enfant se frotte les yeux, le bâillement étouffe le où et le pourquoi, on l’habille, on le bouscule. Les valises sont dans l’entrée. On lui enfile son manteau. Les chaussures… Mets-les. Et la mère s’agenouille pour lacer bien serré, double les nœuds. Le grand frère tient la main du père. On met la sienne dans celle de maman. Et puis il y a des trains, des routes, des gares, des bateaux. Dans le creux de la nuit, les lèvres des mères murmurent des prières anciennes qu’elles avaient oubliées. Mon Dieu donne-moi la force… Et les petites chaussures poussiéreuses ou mouillées, qui avancent avec le courage confiant de leurs trois ans.
Le ciel est gris au-dessus de cette plage turque.
Il y a eu sur cette mer méchante des milliers de corps sur des centaines de bateaux, il y a eu tant et tant de voyageurs aux lèvres closes, aux mains ouvertes sur les genoux, vides de tout ce qu’ils ont perdu, maison amis frères ballots de linge casseroles bijoux donnés vendus pillés abandonnés. Tant et tant sur la mer et les routes, colonnes après colonnes de journaux.
Mais cette plage turque paraît déserte, comme s’il n’y avait eu que ce corps. Ce corps de trois ans qui les repousse tous et les tient tous en lui. Qui fait oublier la présence de ces autres, cette photographe, ces secours, qui creuse l’espace tout autour de lui, arrête le temps dans un insupportable être-là, et puis un instant nous projette dans ce bateau, ce port, cette route, cette ville, cette maison, dans un vertigineux travelling arrière, et l’on sent en sa paume les doigts mouillés qui échappent, on vit ce cri inhumain et les vagues qui fouettent la tête, on serre ses enfants dans des trains des bateaux des gares, on les traîne on les porte tout poudreux de poussière, on se retrouve dans le creux de la nuit, dans sa maison, à amasser des vêtements, des casseroles, des bijoux dans la vieille valise qu’on renforce de sangles, et de la tête au cœur à jamais on écoute, dans le creux de la nuit, le souffle de ses enfants et les sirènes au loin des véhicules d’urgence.
Lève-toi…
Ivanne Rialland
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