Les travaux et les jours (extraits 11) (par Ivanne Rialland)
Le fils
Son sabre en plastique à la main, tout de noir vêtu, il descend à pas comptés l’escalier de la maison et s’immobilise à chaque craquement de marche. Une fois en bas, il remonte en une reptation prudente, se hissant à la force des coudes, balançant ses hanches de droite et de gauche, les chaussettes glissant sur le bois ciré. Il redescend, déroulant prudemment le pied, tâtant chaque marche des orteils, à la recherche de l’emplacement précis où le bois ne grincera pas sous son poids, persuadé autant que de l’existence de Dieu qu’il y a sur cet escalier un cheminement parfait où, dans un silence complet, ses pieds se poseraient alternativement sur les marches avec la grâce conjuguée du ninja et de Spiderman.
Images du monde
L’effrayant regard de poisson mort du président russe qui prend, avec l’âge, une fixité plus troublante à mesure que son visage aux angles secs et martiaux s’arrondit et se brouille. Tandis que, plus bas, sur la pelouse brillante de pluie d’un stade russe, un gamin du 9.3. pousse le ballon de toute la vitesse de ses jambes, une caméra le prend là, seul dans une loge, le regard posé ainsi, droit devant lui, et derrière l’appareil cet œil humain qui s’attarde, filme ça, ce rien, happé, aussitôt jeté dans la dissémination kaléidoscopique du web.
Eux
Un samedi pluvieux, elle entraîne la famille dans un centre commercial. Elle fait quelques courses inutiles en pensant à ces familles qui vont le dimanche midi prendre un repas de fête dans ces restaurants sans fenêtre et tuent le temps d’une après-midi trop longue en scrutant les chiots et les lapins dans les rayons de l’animalerie de chez Truffaut. Et dans les allées luxueusement éclairées et brillantes de propreté, elle pense aux prémices de son adolescence, lorsque faire un tour avec deux ou trois amies dans les allées vieillottes d’Italie-2 était la promesse exaltante d’une liberté à venir, et que les boutiques souterraines des Halles avaient, à ses yeux de petite bourgeoise, l’aura inquiétante des lieux mal famés, hantées qu’elles étaient le samedi par des bandes juvéniles et joyeuses dont les représentants masculins, quelques années plus tard, dépucelleraient ses copines.
Le petit, lui, trottinant d’un pas vaillant de boutique en boutique, a les yeux pleins de lumières. Un jus de fruit tiède bu à la paille, mal attablé dans une sorte de cafétéria jetée au milieu du passage lui est une expérience suffisamment délectable pour qu’il s’efforce de la mériter à chacune de ses visites par son attitude irréprochable, et compense largement l’ennui des achats de couverts à salade ou de chaussettes. Levant les yeux vers sa sœur, il s’étonne et se désole de lui voir la moue boudeuse et le regard fuyant. Il aimerait lui donner la main, mais renonce, sûr de la rebuffade. Il tourne la tête et s’abandonne aux scintillements des vitrines.
Le père s’ennuie un peu et pense à autre chose. Il a chaud, ouvre sa parka, s’impatiente de la lenteur du groupe familial. Soudain, à voir devant lui le dos voûté et les grandes jambes maigres de sa fille adolescente, il sourit de sentir entre eux comme une harmonie morose et, allongeant le pas, il se porte à sa hauteur. Il ne lui dit rien, ne la regarde même pas, ajuste simplement son rythme au sien et, subtilement, il sent en elle une détente, une pointe d’amusement. Leurs yeux se croisent, furtivement, puis se détournent pour regarder, à quelques mètres devant, le petit main dans la main avec sa mère, le visage levé vers elle et lui racontant, très vite, toutes sortes d’histoires emmêlées que couvre à moitié la musique des haut-parleurs.
Ivanne Rialland
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