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Les terres du couchant, Julien Gracq

Ecrit par Anne Morin 18.11.14 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Editions José Corti

Les terres du couchant, octobre 2014, 258 p. 20 €

Ecrivain(s): Julien Gracq Edition: Editions José Corti

Les terres du couchant, Julien Gracq

 

Œuvre de publication posthume, dans ces Terres du couchant, comme dans toutes les œuvres de Julien Gracq, le personnage principal, la fonction narrative, fait montre d’un singulier détachement. Cette fois-ci, rien n’arrive par lui, c’est le guetteur attentif, sans nom, de l’événement, presque un correspondant de presse, ou de guerre.

Cette œuvre, remisée par Gracq, aurait dû prendre place entre Le Rivage des Syrtes, où Aldo appelle l’événement, le provoque, et le Balcon en forêt, où l’aspirant Grange le voit venir à lui.

Comme toujours encore, la richesse stylistique donne vie à un lexique qui s’anime :

« Un instant les souffles se taisaient pour laisser hésiter le point suprême, le rayon vert de la journée d’embellie – un rai miellé coulé au ras du sol qui engluait d’un fil d’or chaque brin de la fourrure soufflée et respirante – puis la fraîcheur tombait en nappe, les ombres dévalaient des haies submergées, couraient maintenant comme une marée ; la campagne se claquemurait. La nuit soudain était là, assise au bord des mares, la jour immobile contre le reflet louche où les bêtes vont boire » (p.58).

Les thèmes retrouvés de la mer, de l’eau, de la forêt et du théâtre, sont revisités, tous lieux où l’on se perd en s’y cherchant, où l’on se trouveà côté :

« On songeait alors malgré soi, perdu au-dessus d’un monde de sons dans la buée morne, aux temps qui venaient et aux Années longuement prédites, au Royaume battu déjà comme une île, à cette autre frange de marée grise qui montait, qui mordait maintenant à tous ses horizons. Avec ses plaisirs frileux, ses déménagements hâtifs, son implantation incertaine de camp volant, la ville confessait ces jours-là ce qu’elle était aussi : un refuge, et le premier mouvement à demi réprimé de la fuite (…) » (p.46).

Le narrateur s’agrège à une petite troupe disparate d’hommes, quittant le cœur exsangue du Royaume, où les nouvelles du siège ne parviennent qu’assourdies, amorties par la distance. Il faut déjà franchir une première frontière, une muraille défendue – interdite, ou gardée ? – : toutes les échelles doivent être remisées. Curieusement, l’entre deux, ce qui est derrière la muraille est tenu (au) secret. Les quelques hommes en partance avec le narrateur ont soif de voir ce qu’il y a derrière : en avoir le cœur net :

« Une bande herbue et rase, soigneusement débroussaillée, qui pouvait avoir deux cents pas de large, la séparait de la forêt ; au-delà, la muraille construite en gros blocs gris et rougeâtres, s’enlevait lisse et très haute, ses créneaux baroques en forme de pomme de pin et de feuille de trèfle découpés avec netteté sur le bleu dur. Nous la considérâmes un moment, silencieux et intimidés. Les patrouilles y semblaient être rares, car aucune n’apparaissait même au loin sur le chemin de ronde, évacué à perte de vue dans le silence vert ; mais le caractère massif d’obstacle était soudain très apparent, inattendu »(p.64).

Cette vague étendue que traverse la Route, vestige d’une riche desserte et témoin d’un passé commerçant, est ruinée. Tout s’y dessèche, arbres et maisons se mêlent en une friche sauvage, et là encore, défensive :

« Elle était si ancienne que depuis sa construction la configuration même du terrain avait dû changer insensiblement : par endroits, le soubassement déchaussé dominait maintenant d’assez haut en talus les prairies des vallées, montrant à nu tout un hérissonnage de blocs – ailleurs le dallage submergé plongeait sur d’assez grandes distances et se perdait sous les terres rapportées. Pourtant on ne la quittait jamais tout à fait de vue (…) » (p.77).

Rien n’arrête le pas des chevaux, on y fait des rencontres de fortune, on vit sur la route qui bientôt fait fourche :

« Il n’y avait plus rien, que ces deux chemins louches de forêt tout mangés de traînées d’herbe (…) »(p.96).

Et soudain, tout se dresse sur le chemin, dans cet aventureux et à la fois nonchalant jeu de piste : montagnes, forêt, pitons rocheux, mer, lac, torrents, prairies :

« Au sud, la délimitation est moins brutale : des mouvements de terrain en forme de houle, dont Roscharta est comme la première vague isolée, montent par paliers jusqu’à de lourdes crêtes rousses peu à peu soudées (…) » (p.121).

La nature déploie, en se résumant, la totalité de ses fastes, paraissant totalement d’accord, moins avec les assiégés qu’avec l’ennemi fruste et barbare :

« Les pots cassés, qui avaient roulé presque tous sur les gouttières ou dans la ruelle, nous n’avons compris qu’au petit jour ce que c’était : c’étaient les prisonniers de l’Issar qui les avaient payés. Dans la ruelle, on a ramassé les têtes très vite (…) » (p.139).

Alors seulement, dans cette Commanderie monastique, on comprend que ce qu’il se passe, c’est du sérieux. La Ville assiégée évoque à la fois Montségur et Montsalvat, la citadelle du Graal :

« Vu de très haut, en plan, comme on peut le faire de la citadelle, le lac apparaît à peu près comme un œil dont la haute ville figurerait la caroncule – car à l’angle sud-ouest du lac, juste à l’endroit où sa pointe en se recourbant vient se serrer contre la ville qu’il enveloppe presque, le Balkh s’échappe en torrent et, creusant aussitôt une gorge très raide et hérissée d’arbres, court en ligne droite, ouvrant le plateau par une tranchée aux bords aigus, vers la brèche de Mont-Harbré » (p.123).

Tout aussi bien, ce récit interminé – indéterminé – pourrait-il être achevé, de la même façon que l’on ne sait si commence ou s’achève la pièce quand le rideau se lève : la prend-on comme le fil de la vie, en cours de route, chemin faisant – ou en en remontant le cours comme celui du temps, par la réversibilité que l’on appelle mémoire, ou souvenir – indifféremment ?

 

Anne Morin


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A propos de l'écrivain

Julien Gracq

 

En 1951, Julien Gracq refuse le Prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes, en 1953 il entreprend un roman qui se situe comme Le Rivage des Syrtes, dans cette zone rêveuse où Histoire et Mythe, imaginaire collectif et destins individuels s’entrelacent. Julien Gracq dont l’œuvre considérable est publiée chez Corti, est mort en 2007.

 

A propos du rédacteur

Anne Morin

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Rédactrice

genres : Romans, nouvelles, essais

domaines : Littérature d'Europe centrale, Israël, Moyen-Orient, Islande...

maisons d'édition : Gallimard, Actes Sud, Zoe...

 

Anne Morin :

- Maîtrise de Lettres Modernes, DEA de Littérature et Philosophie.

- Participation au colloque international Julien Gracq Angers, 1981.

- Publication de nouvelles dans plusieurs revues (Brèves, Décharge, Codex atlanticus), dans des ouvrages collectifs et de deux récits :

La partition, prix UDL, 2000

Rien, que l’absence et l’attente, tout, éditions R. de Surtis, 2007.