Les Terrasses d’Orsol, Mohammed Dib (par Yasmina Mahdi)
Les Terrasses d’Orsol, Mohammed Dib, éditions Zulma, février 2024, 192 pages, 9,95 €
Edition: ZulmaHors lieu / décentrement
Mohammed Dib, né à Tlemcen en 1920 (capitale de l’art andalou), décédé en 2003 à La Celle-Saint-Cloud, poète, romancier, dramaturge, a reçu de nombreux prix prestigieux (Académie française, Francophonie, Mallarmé, Découvreurs de la Ville de Boulogne/Mer, etc.). L’auteur fait partie intégrante du patrimoine des littératures française et algérienne.
Son roman, Les Terrasses d’Orsol, commence par la voix d’adresse d’un voyageur pressé, qui consigne des faits et des observations dans un journal, tâche officielle qui lui a été commandée par l’Etat. Mohammed Dib nous entraîne d’abord dans le soliloque fou d’un récitant sans nom ni prénom, lequel déambule et se perd dans les impasses et le rhizome de la ville de Jarbher. Il se trouve soudainement enveloppé de « nappes secrètes », entouré de forces occultes d’un onirisme noir, cauchemar de Lovecraft. Le romancier use d’un procédé « psychogéographique », assimilé à une sorte de dérive situationniste. En spéléologue, le protagoniste tente de retrouver des traces, une issue et une sortie possibles dans ce curieux itinéraire détourné.
C’est aussi l’histoire d’une révélation où les mots se bousculent dans un scénario de course-poursuite. Les descriptions de l’état mental du narrateur, un homme brisé, lucide mais intransigeant, à fleur de peau, sont très cinématographiques. Des incrustations de phrases en italiques rendent le récit encore plus serré sur lui-même, avec la traque de cet homme pris dans des rouages complexes, au corps menacé d’un mal mystérieux. Or, Jarbher, ville située en bord de mer, a la réputation de jouir d’une paix sociale et morale sans équivalent, que le personnage a donc mission d’explorer pour des comptes-rendus de presse. Néanmoins, il découvre un hors-lieu, « là-bas », un territoire non défini où se terrent sous les rochers des grottes océaniques, des créatures diaboliques, monstrueuses… Des espèces d’araignées se dissimulent dans cet intermonde de cauchemar – métaphore de la mère tueuse, de la tisserande, de l’inconscient de Dib ? Symboles du peuple d’immigrés, peuplade invisibilisée que seul le chargé de mission distingue ? Ou encore de tout un peuple algérien, prolétariat qui survit tapi, abîmé, en dépit de la violence sourde des nantis à son encontre ?
L’on assiste à un dédoublement, à un décentrement, provoqués par des visions hors-champ. À l’instar de Strindberg dans Inferno, l’homme qui provoque l’inconnu et les puissances infernales, à l’âme troublée, ne devient-il pas fou, sombrant cependant petit à petit dans la paranoïa, confronté comme il l’est à « une énigme », ainsi qu’à l’incompréhension de son entourage ? Néanmoins le reporter est un hôte invité qui profite d’un certain luxe : « Somptuosité de la vaisselle et des cristaux, fleurs, candélabres, raffinements de toute nature à quoi répond l’éclat d’une lumière dont on ne voit pas de quelle source elle fuse ». Et pourtant cette lumière décolore, éblouit, au risque de finir en « cendre blafarde ». Le style de Mohammed Dib s’appuie sur un mode légèrement incantatoire, des phrases brillantes et une forme tantôt interrogative, tantôt exclamative. La narration anticipe l’action, ce qui crée du suspense. En campant des situations antagonistes, Dib définit la terrible condition de l’exilé – une situation inextricable, kafkaïenne, dans laquelle l’étranger se sent fautif, honnis, « hors de lui ». Comme dans les épisodes de delirium tremens, des insectes et des bêtes rampantes, « phasmes efflanqués », grouillent « de cet horrible trou ». Le silence est un personnage à lui seul, qui heurte l’édifice social et la comédie des mœurs. Dib capte l’attention par la surprise, la harangue.
Il s’agit également de métamorphose, et le romancier se fait alors entomologiste de l’espèce humaine avec l’apparition de ces hommes-blattes ou hyménoptères, « habitants de ces fonds (…) carcasses desséchées [qui ont] recueilli la chaleur des derniers rayons du soleil (…) grattent les rochers de leurs griffes, ils font aller leurs tentacules dans un sens, puis dans l’autre (…) ». Tel le narrateur du Hors La, notre protagoniste algérien suppose des existences parallèles, certaines ignobles, et sombre dans une autoscopie proche de la démence, une expérience extracorporelle. Comme chez Maupassant, « tout est faux, tout est possible, tout est douteux » [Lettres d’un fou, 1885]. Dib trace ensuite une autre piste : son double a-t-il perdu la mémoire, suite à un long exil ? L’emploi de l’anaphore « vu » résonne comme un tampon apposé sur un certificat.
Une traversée en bateau permet la rencontre inopinée avec Aëlle, une femme « sphinx », qui nomme notre héros Aëd, mais qu’elle prononce Ed. Voici de nouveau des références au genre (à l’horreur, au vampire) : « Seuls les grands arbres rêvent tout haut, la fournaise gelée du crépuscule au-dessus d’eux, la mer en-dessous, jamais assez proche, l’engoulevent – un cri pour toute solitude – quelque part. Tout est là, mais le monde rentre en soi ; il est déjà rentré en soi et le silence, d’une douceur de vampire, a fondu sur nous (…) ». Et encore, tout comme dans le récit du Hors La, la présence du double, assassin, un reflet hante et engendre la terreur d’Aëd : « quelque chose me paraissait enjamber la fenêtre et s’introduire dans la chambre : qu’était-ce ? (…) Et le même poids me pesait sur la poitrine, je me noyais dans une eau sombre, et ce poids m’y enfonçait ».
Aëd, plongeant en lui-même, en une sorte de rêve-cauchemar éveillé, à la recherche de la Vérité, dans une quête spéculative douloureuse, « livrera bataille mais seul, sur un terrain vague, dans un désert. Il criera au fond d’un cachot sans murs, et ce cachot tiendra en lui son meilleur prisonnier, son prisonnier exclusif et son cri se perdra dans la voix hors champ qui se sera mise tout à coup à hurler elle aussi : Ne sait pas qu’à l’heure où les tombes vomissent leurs entrailles… ». Dans un dédoublement permanent, Aëd « va les yeux dilatés (…) Il surveille tout et ce faisant, se surveille ». D’où cette identité perdue, hors lieu, étouffante ; une amnésie dans un grand voyage psychopompe.
Yasmina Mahdi
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