Les Terrains, Écrits sur le sport, Pier Paolo Pasolini (par Patrick Abraham)
Les Terrains, Écrits sur le sport, Pier Paolo Pasolini, Le Temps des Cerises, Cahiers Roger-Vailland, 2004, trad. italien, Flaviano Pisanelli, 142 pages, 8 €
Quelle bonne idée ont eue les éditions Le Temps de Cerises, en 2004, dans les Cahiers Roger-Vailland, de réunir, traduits et préfacés par Flaviano Pisanelli, un certain nombre d’écrits sur le sport de Pasolini, parus dans la presse italienne de 1956 à 1971, auxquels s’ajoute une interview publiée en 1975 au lendemain de son assassinat !
Quatre domaines suscitent la réflexion de l’auteur des Cendres de Gramsci : les Jeux Olympiques de Rome de 1960, le football, la boxe et le cyclisme (il assiste avec enthousiasme en 1969 à l’éclosion d’Eddy Merckx). Je me limiterai ici à ses analyses sur le ballon rond (pages 63 à 104) dont il était à la fois un spectateur passionné, tifoso de la Bologna, même après son installation à Rome, et un pratiquant assidu.
« En Italie, le football n’a pas encore eu l’honneur d’un intérêt intelligent », note-t-il le 14 juillet 1963. Pasolini ne se penche pas sur le sport le plus populaire du monde en sociologue ou en chroniqueur spécialisé, mais plutôt en sémiologue, et avec toujours un regard amoureux et distancié de poète – de poète civique en l’occurrence comme il se plaisait à se définir, catégorie peu répandue en France mais qui a acquis ses lettres de noblesse en Italie, René de Ceccatty l’a souligné, de Pétrarque à Leopardi.
Quelques remarques :
1- Le football est pour Pasolini, comme la drague homosexuelle, un lieu de rencontre permettant de s’affranchir des barrières et des préjugés sociaux. L’écrivain bourgeois qui fréquente les stades ou qui se joint, lors d’une promenade dans un faubourg, à une partie endiablée sur un terrain vague avec des ragazzi, échappe aux contraintes et aux réflexes de sa caste et se dote d’une expérience humaine qui sans cela lui serait demeurée étrangère. Montherlant, dans ses Olympiques (1924), partageait déjà ce point de vue.
2- C’est l’une des dernières possibilités de communion collective en une époque où la pression de la consommation de masse et les nouveaux loisirs qu’elle produit vide les églises et les théâtres. Le football n’est pas précisément une religion pour Pasolini ; mais, dans une société désacralisée ou en voie de désacralisation et d’uniformisation (P.P.P., on le sait, et ses propos scandaliseront, qualifiera le « miracle économique » italien de « néofascisme » et de « génocide culturel », éliminant ce que le fascisme historique n’était pas parvenu à effacer), il récupère et intègre bien, ou intégrait du vivant de Pasolini quand le Spectacle n’avait pas complètement envahi et aliéné le sport de haut niveau, par les liens qu’il tisse entre ses adeptes, par ce qu’il noue, par les émotions qu’il provoque, des éléments pris autrefois en charge par la religion.
3- Le football comme les chansons de variété est une occasion d’anamnèses : un tube de naguère entendu par hasard à la radio nous rappelle un moment, un paysage, des personnes que nous avons croisées, des sentiments que nous avons éprouvés ; il en va de même pour une photographie ou une coupure de presse retrouvées au fond d’un tiroir évoquant tel match ou telle équipe : nous nous souvenons non seulement de ce match mais de ce que nous étions alors, de ce que nous ressentions, des évènements individuels qui ont coïncidé avec lui, etc. ; des images refont surface et s’assemblent, nous rajeunissons, le temps s’immobilise.
4- Le football est enfin pour Pasolini, et l’on arrive au plus captivant de ses articles (pages 95 à 104), daté du 3 janvier 1971, un langage constitué de signes qu’il faut s’efforcer de déchiffrer. Une syntaxe se lit dès que la partie débute. Une phase de jeu, d’une « surface de réparation » à l’autre, déroule une sorte de phrase, susceptible d’interruptions soudaines, qui commence lorsque le ballon est conquis et s’achèvera lorsqu’il aura été perdu.
On pourrait, en prolongeant l’analyse pasolinienne avec inventivité, classifier ces phrases selon le nombre, la diversité et la qualité des échanges (ou « syntagmes ») entre partenaires. On repérerait ainsi des phrases rapides, concises, presque brutales, donnant l’impression d’appliquer une idée préalable et visant à l’efficacité immédiate (avec le Bayern Munich d’Udo Lattek et le Liverpool de Bob Paisley ?) et des phrases plus complexes et mieux structurées sans négliger pour autant l’efficacité, faites de détours savants, de combinaisons sophistiquées, d’improvisations gracieuses (avec le Stade de Reims d’Albert Batteux et le F.C. Nantes de Jean-Claude Suaudeau ?).
Sa conception du football conduit Pasolini à distinguer, dans le même article du Giorno, de manière artificielle de prime abord mais en définitive très convaincante, plusieurs types d’équipes et de joueurs. Il y a pour lui les prosateurs et les poètes, avec, à l’intérieur de chaque genre, des sous-genres. L’Italie de 1970 se rattache à la prose, mais à la prose poétique, « esthétisante », tandis que son vainqueur de la finale de Mexico, le Brésil de Pelé, de Gerson et de Jairzinho, illustre le football en vers, la « poésie pure » aurait-on envie d’ajouter en reprenant le titre d’un essai d’Henri Bremond (1926) et en se remémorant un débat littéraire fameux. L’Allemagne et l’Angleterre correspondraient à la prose réaliste et, supposera-t-on, les deux grands rivaux sud-américains du Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, à une poésie prosaïque, si l’on admet l’oxymore.
Le même classement est opératoire pour les joueurs d’après Pasolini : les Milanais Gianni Rivera et Sandro Mazzola jouaient un « football en prose », mais leur prose était poétique, alors que Gigi Riva, le gaucher sarde de Cagliari, était un « poète réaliste ».
Qu’en serait-il aujourd’hui ? Amusons-nous puisqu’il s’agit d’un exercice sans conséquences quoique fort sérieux.
Le « football en vers » semble en voie d’extinction : faute sans doute à l’accumulation des compétitions, à leur intensité physique, à la dramatisation des enjeux, aux entraînements standardisés et, avec l’urbanisation, l’asservissement aux écrans et les obsessions sécuritaires, à la raréfaction du « football de rue ». La France de Didier Deschamps développe une prose réaliste facile à décrypter, sans effets inutiles, sans excessif souci de plaire. L’Ajax Amsterdam et les Pays-Bas de Johan Cruyff et de Johnny Rep ont incarné à merveille, au milieu des années 70, la poésie réaliste, avec une nuance beatnik. Quant au Brésil, et Pasolini s’en serait désespéré, il a renoncé à la « poésie pure » depuis sa défaite face à l’Italie lors du quart de finale de 1982 en Espagne et l’exil progressif de ses principales vedettes dans les championnats européens.
Les joueurs maintenant. Dominique Rocheteau, Michel Platini et Zinedine Zidane ont parfois frôlé, durant leur meilleure période, le « football en vers (libres) ». Cristiano Ronaldo, Lionel Messi et Neymar, malgré leur talent, trop soumis à leurs appétits financiers (leurs transferts récents le prouvent), peuvent malaisément se ranger dans la catégorie des « purs poètes », aussi « esthétisant » leur jeu fût-il, encore qu’on puisse hésiter pour Neymar qui par séquences, au Santos F.C. et à Barcelone, a montré de beaux aperçus de poésie baroque – baroque comme les églises de Recife et de Salvador de Bahia (cf. Dominique Fernandez, L’Or des Tropiques, Grasset, 1993) et le style de João Guimarães Rosa ?
Les « purs poètes », hélas, comme les neiges d’antan, pour les raisons évoquées plus haut, s’en sont allés – sans illusion de retour. Ils se nommaient Garrincha, George Best, Sócrates, Ronaldinho et, pour le plus génial et le plus pasolinien d’entre eux, Diego Armando Maradona.
Jouisseurs de l’instant et non calculateurs prudents, il est fatal que leur destin sportif et post-sportif n’ait pas toujours été heureux.
Patrick Abraham
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