Les sœurs aux yeux bleus, Marie Sizun (par Stéphane Bret)
Les sœurs aux yeux bleus, juin 2020, 396 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Marie Sizun Edition: Folio (Gallimard)
Comment entrevoir une autre vie, une possibilité d’émancipation et d’accomplissement personnel ?
En cette seconde moitié du XIXe siècle, c’est bien difficile pour les enfants Sézeneau : ils sont cinq, deux garçons Isidore et Eugène, trois filles, Louise, Eugénie, et Alice, nés tous à cette époque. Le père, Léonard Sézeneau, est une sorte de pater familias, ombrageux, autoritaire, peu disert. Il fait planer son autorité sur le foyer. Son épouse, Hulda, est décédée et des mauvaises langues affirment que c’est parce que Hulda aurait appris la liaison qu’entretient Léonard avec Livia Bergvist, une jeune femme d’origine suédoise, qui est la gouvernante de la famille Sézeneau.
Très vite, la narratrice Marie Sizun nous initie aux secrets plus ou moins inavouables de cette famille : Livia cache une naissance, un enfant qu’elle aurait pu avoir avec Léonard. Mais c’est le parcours des filles qui est privilégié dans ce roman. Les scènes sont décrites par Marie Sizun comme des épisodes de séries télévisées. On se laisse prendre à cette convention car Marie Sizun a de la sympathie pour ces sœurs aux yeux bleus.
Ce qui retient l’attention du lecteur, ce sont les tentatives d’émancipation de ces femmes, ces trois sœurs qui cherchent à vivre par elles-mêmes, avant de songer au bonheur personnel, concept qu’elles rejettent en raison de leur éducation conservatrice et de leur rigidité mentale, issue de leur éducation protestante très rigoriste. Les garçons Isidore et Eugène sont envoyés au Prytanée militaire de La Flèche pour y préparer Saint-Cyr, et intégrer les hauts grades de l’Armée car tel est le parcours d’un garçon de la bourgeoisie à cette époque.
Eugénie est attirée par les arts plastiques, le dessin de mode, elle est conduite au cours de son existence à fréquenter la Bohème de Montparnasse, des milieux jusqu’alors inconnus pour elle. Alice a un parcours qui conduit à une émancipation partielle mais réelle : elle parvient à travailler pour le Touring Club de France, et dispose de ses propres moyens d’existence. Alice sera amenée à soutenir ses sœurs, Eugénie qui tombe enceinte d’un jeune homme, Jean, qui se trouve être le fils de Georges Bergvist, lui-même l’enfant de Livia… Tout un imbroglio s’ensuit entre les familles Sézeneau et Bergvist. Eugénie triomphera de ses épreuves, des préjugés familiaux, et décidera de ce que doit être sa vie. Pourtant, on retiendra le côté méritoire de ces tentatives de conquête de leurs libertés par ces femmes, en dépit du contexte familial, de la situation générale de la femme entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, un tournant dans l’histoire du pays et des femmes françaises. Marie Sizun, par son empathie pour ses personnages, sa volonté d’illustrer les difficultés de ses héroïnes, nous convainc de la pertinence de sa démonstration : les changements sont lents, ils s’insinuent très graduellement dans les vies individuelles, avant de ruisseler dans la société entière. Un beau roman, une défense et illustration de l’émancipation en plan rapproché.
Stéphane Bret
Née en 1940, Marie Sizun est l’auteure de dix romans parus chez Arléa, dont Le père de la petite(2005, Prix Librecourt), La femme de l’Allemand (2007, Grand Prix des lectrices d’Elle et Prix des lecteurs du Télégramme), et La gouvernante suédoise (2016, Prix Bretagne), et de deux recueils de nouvelles, Vous n’avez pas vu Violette ? (2017, Prix de la nouvelle de l’Académie française), et Ne quittez pas ! (2020).
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