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Les silences sauvages, Karin Serres (par Sylvie Zobda)

Ecrit par Sylvie Zobda 10.01.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Alma Editeur

Les silences sauvages, Karin Serres, Alma, septembre 2019, 229 pages, 20 €

Edition: Alma Editeur

Les silences sauvages, Karin Serres (par Sylvie Zobda)

 

C’est une histoire d’effacement, d’une femme qui fait partie des meubles dans ce bar peuplé d’hommes avinés, d’une femme qui se plie en quatre pour payer la maison de retraite de sa grand-mère, d’une femme qui ne tire jamais la couverture à elle dans cette entreprise au rayonnement international. Le roman se décline en trois grandes parties, trois portraits de femmes solitaires en proie avec leurs angoisses, leurs fantômes, leurs difficultés du moment. Des femmes seules dont on ne connaît ni le nom ni le prénom, peu bavardes. L’incipit l’annonce : « Elle est tellement silencieuse qu’elle se fond dans l’ombre des murs du café ». Elles oublient de parler par peur du ridicule ou par manque de confiance en elles, pour mieux se retrouver dans leur imaginaire. Tout devient possible lorsqu’elles se trouvent confrontées à elles-mêmes. Un amant mort revit, un enfant à naître – transparent – joue sur le bureau avec des trombones. La lisière avec le fantastique n’est pas loin, comme si un autre horizon était possible, cette croisée des mondes, fortement présente dans Happa No Ko (Le Rouergue, 2018), est une constante chez l’auteure. Le développement de la vie intérieure prend la forme matérielle d’un papillon tatoué sur un corps ou d’un embryon qui grossit :

« Il ressemble à tous les embryons de mammifères, avec son cœur qui fait une bosse énorme, les taches sombres de ses yeux et sa queue comme un dinosaure qui disparaîtra. Mais s’il se développe en prenant un autre embranchement que celui des humains ? S’il choisit de devenir un ours blanc, par exemple, ou un dauphin, ou un chien ? ».

Ces femmes marchent avant de commencer la journée pour dissiper les cauchemars de la nuit, pour promener le chien et trouver à manger, pour se détendre sur une plage américaine, comme Karine Serres marche elle-même pour s’aérer l’esprit après une journée d’écriture. Elles observent en pleine conscience leur environnement, un paysage de brume, des intérieurs d’immeubles éclairés, une longue étendue de sable et s’imprègnent d’une déclinaison de petits détails, de feuilles mortes qui s’entassent ou de traces de limules sur le sable.

Leurs vies sociales sont limitées. Elles ne doivent rendre des comptes qu’à d’autres femmes, une patronne de bar, une grand-mère, une chef de service. Les hommes sont soit absents, soit morts, soit décevants comme ce comptable demandant chaque mois avec insistance le règlement des frais de pension exorbitants de la grand-mère.

Karin Serres met l’accent sur des histoires de femmes sans importance, parfois dans la pauvreté la plus absolue, dans une dépossession matérielle forte. Elles n’ont rien et ne sont pas grand-chose. Voilà ce qui fait l’intérêt de la lecture. Ecrire sur les silences, sur une réalité discrète contenue dans quelques sensations, odeurs ou bruits, un quotidien disséqué comme pour le rendre plus présent.

Peut-être faudrait-il lire ce roman à la façon d’une pièce de théâtre.

Trois portraits pour trois actes aux noms d’animaux : Sirène – Chien – Limule. Le bestiaire de Karin Serres évoque le passage entre un monde réel et celui de l’imaginaire, la mythique sirène se change en une vulgaire poupée gonflable, le chien se transforme en une bouée de survie, le limule, animal inchangé depuis l’ère primaire au sang bleu chargé de cuivre, arrive presque à retenir une jeune femme de passage. Le rapport entre les femmes et les autres espèces vivantes est intense. Le chien sert à bien se caler pour dormir, le dauphin présent au premier et au dernier acte redonne du courage comme le cygne croisé dans un moment d’abandon, le limule accentue la beauté sauvage de la plage.

Les décors sont épurés : un bar fatigué (« Rien n’a changé dans ce café-tabac, depuis très longtemps. Seules les longues bandes de papier tue-mouche qui pendent aux abat-jours sont remplacées quand elles ne collent plus, ou quand elles sont trop noires de petits corps morts »), un appartement vide, un hôtel dans une petite ville oubliée par le temps.

Les costumes forment une autre unité. Les femmes soignent leurs habits pour ne pas avoir à en changer, les transforment au besoin (« Tenant la robe à bout de bras, elle s’approche de l’assiette remplie de sang frais qu’elle s’était gardée pour plus tard, pour le goûter. Elle plonge sa robe à fleurs dedans et la regarde s’imbiber progressivement. Lorsque la robe est entièrement rouge, elle l’essore au-dessus de la casserole de ragoût qui bout et l’étend sur le fil, couture bien droite, l’assiette vidée en dessous »). Un soin permanent est donné aux tissus.

Trois actes pour trois femmes ? La fin du roman nous laisse croire que les différentes dames ne feraient peut-être qu’une. Certains détails traversent les histoires, font référence aux autres actes. Les trois volets pourraient représenter un empilement d’expériences à différents moments de la vie. L’auteure n’impose rien de définitif dans la lecture, des pistes tout au plus.

Karin Serres signe un livre à son image, vagabond et plein de poésie, où la solitude est un acteur envahissant laissant la part belle aux rêves et à la richesse de la vie intérieure, comme un(e) auteur(e) est seul(e) face à sa page blanche et peuplé(e) de tout un monde en création.

 

Sylvie Zobda

 

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NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.

Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.

Notre cotation :

VL1 : faible Valeur Littéraire

VL2 : modeste VL

VL3 : assez haute VL

VL4 : haute VL

VL5 : très haute VL

VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)


Karin Serres, née en 1967, romancière et scénographe, a écrit près de 80 textes de théâtre souvent publiés, joués ou traduits, dont la moitié s’adresse à un public jeune, particulièrement aux adolescents. Elle a écrit une quinzaine de pièces radiophoniques, toutes mises en ondes sur France-Culture, France-Inter ou France-Musique, et une trentaine de chansons. Prix du 17ème roman européen pour la jeunesse, prix Canal J, elle a également écrit de nombreux albums et romans pour la jeunesse. Elle a reçu le prix du Premier Roman de la SGDL pour Monde sans oiseaux (Sock, 2013). Ses dernières parutions : Happa No Ko le peuple de feuilles (Le Rouergue, 2018), Berbéris, suivi de Givrée (Editions Théâtrales, Répertoire Contemporain, 2018).

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A propos du rédacteur

Sylvie Zobda

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Sylvie Zobda, née en 1973, vit et travaille à Fontenay-Le-Comte en Vendée. Depuis plus de 20 ans, elle enseigne l’histoire-géographie et l’éducation socio-culturelle dans un lycée agricole. Son blog littéraire https://sylvie-zobda.com vient de naître.