Les silences d’Alexandrie, Michèle Gazier (par Patrick Abraham)
Les silences d’Alexandrie, Michèle Gazier, Mercure de France, mai 2023, 176 pages, 17,80 €
Edition: Mercure de France« L’écriture est cannibale. Je sais qu’un jour j’apparaîtrai dans un de vos romans et je détesterai l’image que vous donnerez de moi ».
Le tout récent roman de Michèle Gazier, Les silences d’Alexandrie, ne se déroule pas à Alexandrie mais à Montpellier, Paris et Marie-Galante avec un détour par l’Espagne et l’hiver canadien. On s’y promène peu dans la ville chère à Constantin Cavafy, à E.M. Forster, à Lawrence Durrell et à Alain Blottière (1). On ne découvre pas sa géographie intime. La narratrice n’y mettra jamais les pieds. Mais cette ville à la forte charge poétique comme Lisbonne, Prague ou Trieste, par l’origine supposée d’un des personnages et les énigmes qui l’entourent, est au cœur du récit et justifie son titre.
Comme dans les livres antérieurs de Michèle Gazier, il est question d’identité personnelle, de mémoire et de secrets de famille longtemps dissimulés ; il est question de transmission ; il est question du pouvoir salvateur et manipulateur des mots. Ecrire, c’est tenter d’ordonner le chaos du monde ; c’est entrer en conflit avec la loi commune faite d’oubli, d’indifférence, de vanité paresseuse ; c’est attirer le lecteur dans un piège, le compromettre, l’obliger à renoncer à son confort.
Qu’est-ce qu’un nom, un prénom ? En quoi nous définissent-ils, nous déterminent-ils ? Suffit-il d’en changer pour se délester d’un passé encombrant ? La narratrice, jeune professeur de lettres, a eu dans sa classe de première une certaine Séréna Herbiu dont la singularité et la vulnérabilité insidieuse l’ont intriguée. Elle la retrouve des années plus tard mais Séréna s’appelle désormais Thérèse et prétend ne pas la connaître. Des échanges dissymétriques s’ensuivent, construits sur des demi-mensonges, des confidences fabulées, des dérobades.
Ces aperçus restituent mal l’habileté narrative de l’autrice. Arachnéenne comme dans Les Passantes (Mercure de France, mai 2020), chroniqué ici même, elle tisse des fils qui bifurquent, s’interrompent, s’enchevêtrent et nous conduisent à un dénouement, « dans une rue sordide d’Alexandrie » (qui n’est sans doute pas la rue Sharm el-Sheikh, ex-rue Lepsius, où a habité Cavafy, dont la maison abrite aujourd’hui un musée), poignant mais prévisible. Amatrice de romans policiers, elle nous incite, l’ultime page refermée, à recommencer notre lecture pour vérifier si l’on ne s’est pas égaré en chemin – si l’on n’a pas négligé un de ces fils.
Michèle Gazier se montre encore une fois sensible aux lieux, aux paysages, aux climats comme le prouvent ses évocations des ciels des Antilles, avec leurs soudains orages, ou de l’ombre vénéneuse des mancenilliers. Ces lieux et paysages ne sont jamais extérieurs aux personnages, qui agissent à partir d’eux : des souvenirs d’enfance vrais ou recomposés, nourris par Le Quatuor de Durrell, obsèdent Séréna-Thérèse ; ils la pousseront, lorsque la vérité lui sera enfin révélée, à revenir dans sa ville de naissance pour y chercher un apaisement et une réponse impossibles et y achever son parcours.
Les « soignantes » invisibilisées jouaient un rôle central dans Les Passantes. La narratrice des Silences d’Alexandrie, « Madame L. », passe dans la vie de Séréna comme celle-ci passe et repasse, avec insistance, dans la sienne. « Madame L. » sortira presque indemne quoique ébranlée de leurs rencontres intermittentes. Thérèse, peut-être parce que « Madame L. » n’a pas été à la hauteur de ses attentes, ou qu’elle a elle-même mené son jeu trop loin, ne s’en remettra pas : quelle responsabilité avons-nous face aux êtres à la dérive dont nous croisons la route, qui s’accrochent à nous comme à une bouée de sauvetage, qui espèrent parfois un miracle de nous et face auxquels nous nous sentons désarmés – ou dont par lassitude nous nous déprenons, nous nous éloignons ?
Écrire, est-ce le dernier recours quand on a trahi ?
La langue de l’autrice, précise, économe, trop complice des facilités contemporaines cependant (pas de subtilités lexicales ni syntaxiques ; pas de passé simple ni d’imparfait du subjonctif : les mêmes manies s’observent chez Philippe Mezescaze, publié aussi au Mercure de France), s’ajuste à l’efficacité du récit, qu’une épigraphe tirée des Ruines (2) de Pierre Lepape éclaire.
En nous confrontant, via sa narratrice, au ténébreux trajet de Séréna-Thérèse Herbiu, de mère inconnue et de père volage (inutile d’en dire plus afin de ne pas gâcher le plaisir de découverte du lecteur), en nous persuadant de sa réalité, en nous inquiétant donc à travers elle (pour utiliser l’expression gidienne) comme « Madame L. » a été inquiétée, Michèle Gazier célèbre les puissances retorses de la fiction et, dans l’acception affective et épéiste du verbe, nous touche à nouveau.
Patrick Abraham
(1) De Forster, lire Pharos et Pharillon (Quai Voltaire, 1991) ; Le Quatuor d’Alexandrie a été réédité en 2012 (Buchet Chastel) ; l’Égypte, l’oasis de Siwa et le désert libyque captivent Blottière : lire en particulier L’Oasis (Quai Voltaire, 1992), Si-Amonn (Mercure de France, 1998), et Mon île au trésor (Arthaud, 2013).
(2) Verdier, 2020. Mort en décembre 2021, Pierre Lepape, écrivain et journaliste au Monde, biographe talentueux de Gide, fut l’époux de Michèle Gazier. Ils sont les co-auteurs de Noir et Or (Seuil, 2015), réinvention de l’intrigue du Rouge et le Noir.
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