Les Sept fous, Roberto Arlt (par Léon-Marc Levy)
Les Sept fous (Los Siete locos, 1929), trad. espagnol (Argentine), Isabelle et Antoine Berman, 391 pages, 13,50 €
Ecrivain(s): Roberto Arlt Edition: CambourakisA la fin de ce roman, Roberto Arlt localise et date son écrit après le dernier mot : « Buenos Aires le 15 septembre 1929 ». On a carrément du mal à y croire – à la date bien sûr – tant la modernité déferlante de ce livre est époustouflante. C’est un séisme littéraire, une rupture radicale avec le classicisme et le naturalisme ancrés dans la littérature argentine depuis Almafuerte et Cambaceres. Arlt introduit, de manière tonitruante, le réalisme fantastique dont on sait le prodigieux destin qu’il aura avec Borges, Bioy, Casarès, et d’autres. Il introduit le burlesque et le baroque dont on sait aussi la brillante destinée littéraire dans toute l’Amérique du sud.
Erdosain est peut-être fou. Sans doute même. Mais quand on sait la galerie de personnages qu’il va croiser dans ce roman, on peut sans hésitation dire que ce fou est (presque ?) le moins fou des sept. Dans sa quête des 600 pesos et 7 centimes qui doivent lui permettre de rembourser la somme qu’il a volée à son entreprise et d’éviter ainsi la prison, Erdosain va connaître un itinéraire balisé de personnages hallucinés, de fous furieux, d’excentriques inouïs, d’idéologues possédés qui vont, peu à peu, le rendre plus fou qu’il ne l’était au départ. Ce roman est une éruption volcanique et une irruption irrésistible d’une langue bouillonnante, qui mêle le savant et le populaire, l’intelligence et la trivialité.
Erdosain, le héros du roman, au-delà de ses poussées délirantes qui l’acculent souvent jusqu’à la déraison, est un personnage attachant, fragile, inquiet, qui ne sait pas quoi faire de son être-au-monde et perd de façon récurrente le sens de l’existence. Il ne s’agit pas d’une inquiétude impalpable mais quasi organique, à la manière du Spleen baudelairien, une matière visible et tangible.
« Cette atmosphère de rêve et d’inquiétude qui le faisait circuler au milieu des jours comme un somnambule, Erdosain l’appelait la “zone de l’angoisse”.
Erdosain s’imaginait que ladite zone existait au-dessus de villes, à deux mètres de hauteur, et se la représentait graphiquement sous la forme de ces régions salines et de déserts qui, sur les cartes, sont indiquées par des points ovales aussi gros que des œufs de hareng.
Cette zone d’angoisse provenait de la souffrance des hommes. Et, comme un nuage empoisonné, elle se déplaçait pesamment d’un point à un autre, traversant les murailles et pénétrant les édifices sans perdre sa forme plane et horizontale ; angoisse à deux dimensions qui, guillotinant les gorges, y laissait un arrière-goût de sanglots.
Telle était l’explication que se donnait Erdosain quand il sentait les premières nausées du chagrin.
“Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ?” se disait-il alors […] ».
Un Buenos Aires onirique et puant accompagne le désespoir d’Erdosain. Et soudain ce sont les rues lumineuses et magnifiques des quartiers chics, les richesses inaccessibles. Buenos Aires de rêve et écrin de cauchemar pour les oubliés, les malheureux, la ville impitoyable et orgueilleuse qui semble jouer à écraser un peu plus de misère ceux qui sont déjà sous sa botte. On pense à Ernesto Sabato qui a dû lire Arlt et qui s’en souvient probablement dans son sublime Héros et tombes. Les deux sont fascinés par la Ville énorme et cynique. Les notes de tango et de bandonéon sont là régulièrement pour ponctuer la lascivité et l’inquiétante présence de la perte et de la mort et les bordels semblent se succéder infiniment, de la maison close luxueuse pour gros bourgeois en mal d’amour au claque le plus immonde où se traînent de vieilles putains crasseuses auprès desquelles Erdosain va chercher une triste consolation. Chez Arlt les corps sont triste chair, voués à l’illusion de l’amour, à la souffrance et à la mort.
« Il entrait, la mort dans l’âme. Dans la cour, sous le ciel bleu encadré par les murs, il y avait généralement un seul banc peint en ocre ; il se laissait tomber dessus, exténué, supportant le regard glacial de la maquerelle, attendant la sortie de la pupille, une femme d’une grosseur ou d’une maigreur horrible.
Et la fille lui criait de la porte entrouverte de la chambre où l’on entendait le bruit que faisait un homme en s’habillant :
– Tu viens, chéri ?
Et Erdosain entrait dans l’autre chambre, avec les oreilles qui bourdonnaient et un brouillard qui tourbillonnait dans ses yeux.
Ensuite, il s’allongeait sur le lit peint d’un vernis couleur de foie, par-dessus les couvertures salies par les bottines et destinées à protéger la courtepointe.
Il avait soudain envie de pleurer, de demander à l’affreuse créature ce qu’était l’amour, l’amour angélique que les chœurs célestes chantaient au pied du trône du Dieu vivant ; mais l’angoisse obstruait son larynx tandis que, par répugnance, son estomac se serrait comme un poing.
Et pendant que la prostituée laissait courir sa main leste sur ses vêtements Erdosain se disait : “Qu’ai-je donc fait de ma vie ?” ».
L’exploration du Mal dans la déambulation d’Erdosain, ce sont des monstres qui vont se présenter, comme dans une galerie d’horreurs. Arlt raconte l’enfer des hommes et dans les hommes, il décortique les dégénérescences de l’âme humaine soumise au monde matériel où le profit, la jouissance, produisent une brutalité amorale sans limites. L’univers d’Arlt EST l’Enfer où se tordent et se torturent les humains. Nulle lueur au ciel – dans une rupture radicale avec la littérature latino de l’époque. Les personnages des Sept fous avancent dans la nuit, ignobles aveugles portés par leur haine. Comme ce Haffner, terrifiant personnage dont l’esprit est un tas d’immondices, un produit satanique pur.
« – Comme c’est étrange… je me rappelle qu’un jour j’ai eu l’idée de pousser une jeune fille aveugle à la prostitution…
– Et elle vit toujours ?
– Oui, c’est la fille d’une corsetière. Elle a dix-sept ans. Je ne sais pourquoi, quand je suis avec cette fille, j’ai des idées absolument féroces.
– Vous la fréquentez toujours ?
– Oui, et maintenant elle est enceinte. Vous vous rendez compte ? Une aveugle enceinte ? Un de ces jours je vous emmènerai la voir. Vous ferez sa connaissance. Un spectacle intéressant je vous préviens. Aveugle et enceinte. Elle est mauvaise, elle se promène toujours avec des aiguilles à la main… En plus, elle est gourmande comme une truie. Elle vous intéressera beaucoup.
– Et vous pensez…
– Oui, dès que l’Astrologue aura installé sa maison close, la première à y entrer, ce sera elle. Nous la tiendrons cachée : ce sera le morceau rare, bizarre… ».
Bestiaire et décomposition des corps, on est itérativement dans les mondes de Bosch et de Goya. Erdosain est recroquevillé sur sa douleur, terrorisé par son corps et de plus en plus coupé du monde. Sa rencontre avec l’Astrologue va donner un projet (psychotique) à sa vie. L’Astrologue est convaincu de la décomposition du pays et de sa civilisation. Il veut créer une nouvelle société en détruisant la précédente – biens et hommes – (« Il faut fusiller »), une société totalitaire, à mi-chemin du communisme et du fascisme. La condamnation du monde se fait dans une ferveur quasi religieuse. Il va créer sept cellules dirigées chacune par l’un des fous : « Quelle liste ! Quelle collection ! Le Capitaine, Elsa, Barsut, l’Homme à la tête de sanglier, l’Astrologue, le Ruffian, Ergueta. Quelle liste ! D’où peuvent bien sortir tant de monstres ? ».
Parlementarisme et démocratie sont jetés aux gémonies. La malédiction de l’Astrologue et de son complot s’abat sur le monde politique. Tous devront mourir. Ce projet mégalomaniaque et dévoré de haine se fonde sur les arguments traditionnels du populisme et du fascisme avec une « modernité » saisissante. « Vous savez mieux que moi que pour être député il faut avoir fait carrière dans le mensonge ; avoir débuté comme un bon à rien de comité ; avoir tramé des combines et frayé avec des voyous de tous acabits ; bref, avoir mené une existence en marge du code et de la vérité. Je ne sais si cela se produit dans des pays plus civilisés que les nôtres, mais ici c’est comme ça. Dans la Chambre des députés, dans notre Sénat, on trouve des individus accusés d’usure et d’homicide, des bandits vendus à des entreprises étrangères, des êtres d’une ignorance si crasse que le parlementarisme a produit ici la comédie la plus grotesque qui ait pu avilir un pays ».
La grande liquidation nourrit les délires de ces hommes autour de l’Astrologue. Ils rêvent de meurtres de masse. « De la peste et du chlore. Savez-vous que nous révolutionnerons cette ville ? J’imagine déjà le jour où les commerçants sortiront comme des viscaches effrayées de leurs tanières, et nous autres nettoyant à la mitraillette la planète et ses immondices ».
Difficilement tenables sont les propos exacerbés de Roberto Arlt, même insérés dans le cadre d’un roman. Son écriture est sans cesse éclaboussée de ce presque impossible, toute en ruptures, en élans outrés, en démesure. Par ce style et par les propos effarants, Les Sept fous entrent pleinement dans la lignée prestigieuse des grandes ruptures littéraires, celles qui closent une époque et en ouvrent une autre. Arlt inaugure la voie glorieuse des Rulfo, des Sabato, des Garcia Marquez, des Vargas-Llosa, des Carpentier. Il fait sauter tous les verrous stylistiques et thématiques en une œuvre explosive et foudroyante.
Léon-Marc Levy
Roberto Arlt, né en 1900 à Buenos Aires et mort dans la même ville en 1942, est un écrivain, dramaturge et journaliste argentin.
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