Les Sacrifiés, Sylvie Le Bihan (par Philippe Chauché)
Les Sacrifiés, août 2022, 384 pages, 20 €
Edition: Denoël
« Chaque vie tissée de tourments, de peine et de labeur contient une petite étincelle de joie. Pour Juan, ce fut Ignacio. Et surtout, ce fut l’amour que le célèbre torero avait laissé à Madrid et dont il rapportait, sur les pans sombres de sa veste, les traînées d’un bonheur caché ».
Les Sacrifiés contient cette étincelle de joie, cette même étincelle qui parfois jaillit lorsqu’un torero se livre face à son taureau, ou encore quand un chanteur de flamenco touche au point indicible du duende, ce miracle inspiré, lorsque le chant transcende le chanteur et son public. Les Sacrifiés est un roman touché par cette même grâce inspirée. Roman d’une passion amoureuse, et d’admirations. Admiration pour la génération de 27 qui rassemblait notamment des écrivains et poètes comme Pedro Salinas, Rafael Alberti, ou encore Federico García Lorca, et le torero écrivain Ignacio Sánchez Mejías. L’un fusillé le 19 août 1936 à Grenade par les phalangistes, l’autre encorné par le taureau Granadino dans les arènes de Manzanares, et qui en mourra deux jours plus tard.
Deux morts, deux êtres exceptionnels qui vont renaître dans ce roman, l’habiter, comme ils habitent l’histoire de l’Espagne, et hanter ce romancero gitan, ce roman vibrant, et incarné, et ne cesser d’accompagner le héros singulier du livre, Juan. Juanito au sang gitan, à l’âme de torero, qui devient cuisinier particulier pour ses amis et son amour éternel, Encarnación, qui ne cessera d’illuminer et d’enrager sa vie, un amour impossible, nourri de trahisons et de silences, comme la République en larmes. Admiration pour l’Andalousie et pour Madrid, et pour ces curieux inspirateurs qui ont fait briller lettres, musiques et capes. Les Sacrifiés est le roman d’une Espagne heureuse et troublée, d’une Espagne qui voit la guerre s’inviter comme un taureau fourbe et terrifiant, une Espagne qui saigne, lutte, tombe, se relève et fuit les massacres et les insultes, c’est le roman de Lorca et de Sánchez Mejías, deux artistes bénis des dieux, que la romancière dessine avec toute l’attention et la profonde admiration d’un peintre du Siècle d’Or. Nous sommes à Séville, à Madrid, à Paris, nous sommes au cœur tellurique du volcan poétique, mais aussi au centre de la nuit de terreur qui s’installe, à Barcelone, dans ses derniers instants, à Paris, loin de Franco, mais si proche des noms et des visages incrustés dans la mémoire de Juan.
« Alors que les premiers chants d’oiseaux montaient de la vallée, il tomba, emportant avec lui l’ultime vers. Avant de fermer les yeux pour une nuit éternelle, il sourit à l’idée qu’il resterait lui-même et que, des années plus tard, lorsque ses vers seraient lus à haute voix, on y entendrait sûrement le chant des oiseaux ».
Par sa force, par les éclairs qu’il provoque, par la justesse de son art, la grâce qui s’en dégage, cette profonde incarnation de l’Espagne d’un temps qui pourrait sembler oublié, par les admirables portraits qui ne cessent de vivre entre les pages, ce roman mérite admiration et louanges. Sylvie Le Bihan croit à l’Histoire, aux histoires et à l’art romanesque, et ses Sacrifiés en sont l’admirable illustration. On se souviendra longtemps de Juan, de Carmen (si je t’aime prend garde à toi !), d’Ignacio, de Federico, des personnages de chair, de sang, aux regards cristallins, des hommes et des femmes, témoins de leur terre, de leurs amours et de leurs passions. Le flamenco qui se cristallise dans ce roman, est un art qui sait passer avec légèreté et allégresse, de la joie, du bonheur, de la révolte à la douleur, au chant profond, ce roman est tout cela à fois, un chant romanesque.
Philippe Chauché
Sylvie Le Bihan a notamment publié : Amour propre (Jean-Claude Lattès, Le Livre de Poche), Qu’il emporte mon secret et Là où s’arrête la terre (Le Seuil).
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