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Les routes, Damien Ribeiro (par Martine L. Petauton)

Ecrit par Martine L. Petauton 13.07.23 dans La Brune (Le Rouergue), La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman

Les routes, Damien Ribeiro, Le Rouergue, La Brune, mai 2023, 237 pages, 21,50 €

Edition: La Brune (Le Rouergue)

Les routes, Damien Ribeiro (par Martine L. Petauton)


Routes, certes, mais jamais droites. Qu’on ne s’attende pas à du géométrique quand on parle Portugal, le pays de l’art Manuélin qui ne connaît que les courbes mystérieuses, la langue qui s’honore de l’origine du mot baroque, « barroco-la perle imparfaite ». Aussi la construction du livre est-elle surprenante comme la perle baroque – rien de chronologique – mélangeant en tracés sinueux, avec force allers-retours, les routes, synonymes, au pays des Découvertes, de destins, peut-être, à tout le moins de lignes de vie. Mais, cependant, comme dans les sculptures de la fenêtre de Tomar, en regardant attentivement, il y a une ligne directrice ; le ciment et sa poussière, la maçonnerie, la fierté de la belle ouvrage, les mains abîmées par le travail manuel ; et bien sûr les chemins de l’émigré.

Plusieurs générations de Portugais, hommes, enfants et ces mulheres à nulles autres pareilles. Ceux de là-bas, restés au pays – ce Trás-Os-Montes du Nord –, ceux de l’exil, ayant fui la misère ou la dictature Salazariste et de Caetano, ayant suivi les autres, ou rejoint des pans de familles déjà installés en pays d’accueil. Portugal, ce beau nom au goût de départ, Portugais, ce drapeau d’une des émigrations les plus importantes d’Europe, vagues constantes des années cinquante au tournant des années quatre-vingt.

Ce sont les routes qui relient, via l’Espagne, le Trás-Os-Montes, à la France du sud-ouest et ses cimenteries, qu’empruntent nos émigrés ici, parfois du reste après des déplacements-livraisons de pierres (« ce calcaire dont on fera bien quelque chose ») servant de parcours de reconnaissance. La France semble un eldorado, un niveau de vie de seigneur, comparé au village où la plupart, au temps de Salazar, voient ça comme une lointaine Amérique. Le Portugal n’est-il pas alors, selon son dirigeant, « orgueilleusement seul »… Entre O Vasco, le grand-père (un pseudo ciblant le voyageur, celui qui se déplace, « qui a fait par deux fois le voyage de France », qui part avec son quota d’aventure), débutant la saga française de la famille, David (prénom qu’on se doit de porter dans tous les rangs généalogiques), le père, qui s’agrège « aux siens » dans le quartier de la gare de Bayonne – le – quartier de l’émigration lusitanienne, la route est dure, en tant que telle, traversant sans le sou l’Espagne Franquiste peu amène, mais portant en plus lourdement la déchirure des racines restées au village, à peine corrigée par l’attrait de la nouveauté. Récit éternel de tout émigré… « C’était une étrange sensation que de retrouver ces fratries portugaises, agglutinées dans la même rue, comme si la main de Dieu avait découpé aux ciseaux quelques livrets de famille des villages du nord, puis avait décidé de les recoller un peu vite dans des cases trop petites en France, près de la gare… les Italiens ne voulaient plus aller sur les chantiers ».

C’est le fils de David, Francesco, qui est le cœur du livre, attaché aux autres de la lignée, tout en tirant sur ces amarres une grande partie de sa vie. Maçon, lui aussi, mais versus « Portugais intégré et en ascension sociale en France ». Sa Mercedes 190D fait symbole. Entrepreneur – petit – travaillant lui-même dans l’entreprise, marié à une Française. Il faut savourer comme rare vision sociologique les pages sur la belle-famille, des Turca, dont on se demande du reste l’origine du nom, peut-être une strate d’une autre émigration plus ancienne, refusant la mésalliance avec « ces Portugais qui ne valent rien », tandis qu’au diapason, la famille au pays regrette qu’il n’ait pas épousé une portugaise (d’origine)… Taiseux, au point du non-échange avec sa femme et son fils, obsessionnel des films de Clint Eastwood – autre silencieux sauvage. Pas tout à fait encore de là-bas, jamais en fait totalement d’ici, Francesco suinte le mal-être et la douleur sourde du déraciné volontaire. Celui qui sait qu’il lui faudra quatre quartiers de noblesse, malgré sa femme, sa réussite professionnelle, sa voiture « m’as-tu-vu », son léger accent en français (peut-être de Marseille, pensent certains), les mots qu’il lui arrive de chercher en portugais ; avant l’hypothétique intégration définitive. Restera-t-il toujours une moitié-de ? Il fait partie de ceux qui ne rentreront pas après la flamboyante Révolution des Œillets au son du « Grândola » de José Afonso (quelques pages étonnantes valant documentaire, du reste), laissant à sa femme française, plus engagée que lui, le soin de vibrer politiquement. Sa relation, pour le moins compliquée avec son fils unique, Arthur, signe encore la déchirure, le partage. Enfant secret, qui ne joue même pas au foot ! Peu apte à la fascination des chantiers, coupé de la famille du village par l’ignorance de la langue. Comme une erreur dans la programmation d’origine ; irrémédiable échec côté fils, mais aussi côté père, dans l’essai final de vacances au pays. Il faudra peut-être l’incarnation de l’incomplétude de ces routes d’exil, dans une autre route, dramatique, celle des grands feux d’eucalyptus de la fin des années 70 dans le nord du Portugal, pour que s’agenouillent, apparemment vaincus, des destins d’émigrés comme Francesco.

Remarquablement juste sur la diaspora portugaise contemporaine, ses réalités, ses usages, ses ressentis, ce livre interroge au-delà tous les faits d’émigration, en un récit fort, dur, parfois austère comme les paysages du Nord. Un bien beau livre.


Martine L Petauton


Damien Ribeiro, né à Bayonne, vit à Perpignan. Investi dans le hip-hop, rap, graf, auteur des Evanescents, en 2021.


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A propos du rédacteur

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Rédactrice

 

Professeure d'histoire-géographie

Auteure de publications régionales (Corrèze/Limousin)