Les Roses blanches, Gil Jouanard (par Pierrette Epsztein)
Les Roses blanches, Gil Jouanard, Phébus, 2016, 320 pages, 22 €
La chanson mélodramatique Les Roses blanches interprétée par Berthe Sylva donne le titre à ce roman. C’est le récit d’une vie, celle de la mère de Gil Jouanard. Mais c’est aussi celle du narrateur, son fils. Comment vit-on avec une mère telle que la sienne ? Comment la perçoit-on ? Comment se construit-on avec et contre elle ? C’est toute l’interrogation de ce récit romanesque.
Juliette, l’héroïne du roman, est née au début du siècle dernier, au fin fond de la Lozère, dans un trou de rien du tout où l’on vit comme au Moyen-Âge. Au départ, une vie de rien qui devient sous la plume de l’auteur une « vie augmentée » comme on parle aujourd’hui d’« homme augmenté ». « Le lieu, les circonstances et l’environnement qui avaient présidé à sa soudaine irruption à la surface du monde visible étaient si confondants d’archaïque rusticité qu’ils étaient tout ce qu’on voudra sauf ordinaires ».
Nous partageons avec le narrateur la trajectoire mouvementée de son héroïne, qui quitte les bancs de l’école à huit ans, juste le temps d’apprendre à lire et à écrire, qui travaille dur très jeune, qui tente de se construire une vie avec ce bagage limité, comme elle peut, qui vagabonde d’exil en exil, de son pays natal à Paris, de Paris au Vaucluse, de là dans le fin fond du Connecticut, puis en Allemagne et enfin retourne en France pour y finit ses jours. Qui peine, auprès de chaque homme qui la pousse au départ, à trouver le bonheur. Et le fils la suit dans ses pérégrinations.
Alors, qu’en est-il de cet enfant ? Il est né d’un père boulanger et de son épouse, fille de paysans pauvres qui avaient neuf enfants à charge. « Placée sous de tels auspices, leur lune de miel fut de courte durée : le ronron amoureux eut tôt fait de se transformer en bourdonnements, vrombissements, tumultes vocaux et gestuels, les deux époux étant d’une égale vivacité et d’un sens hyperdéveloppé de l’incendie verbal et de l’expression paroxystique ».
Après le divorce de ses parents, il va grandir avec cette mère fantasque et imprévisible, sujette à des moments d’euphorie joyeuse, d’emballements pour des causes auxquelles elle va croire et s’enthousiasmer et des épisodes de découragements et de récriminations vis-à-vis du genre humain et des hommes en particulier. Ce fils va réussir à évoluer dans une grande solitude, à se forger un caractère et une personnalité originale en suivant des chemins broussailleux et semés d’embûches. Ce sera un enfant rêveur, curieux, contemplatif, timide, observateur attentif de la nature et des animaux et qui va se passionner pour la lecture et la musique grâce à des rencontres fortuites et précieuses. C’est la culture qui va lui permettre de transcender son milieu d’origine. « Son fils… tôt séparé du tyran domestique… s’évada au moyen d’une quête effrénée d’une espèce de Graal mental, personnalisé et expurgé de tout mysticisme. Il fut très tôt en porte-à-faux avec les normes usuelles de l’éducation et de la culture béni-oui-oui dont l’école et l’université sont les infernaux propagateurs et gardes-barrières… il aborda spontanément le parti de prendre le large et de trouver et investir son espace personnel d’existence… Il le trouva à l’écart de toute ambition de réussite sociale… il s’employa dès lors à naître de lui seul, renonçant la mort dans l’âme à toute filiation ».
En plus d’une description physique et d’une analyse psychologique de son héroïne et de chacun des individus qui vont croiser sa route, tous plus singuliers les uns que les autres, Gil Jouanard, avec un art truculent et une grande érudition, aborde une réflexion philosophique, religieuse, sociologique, historique, littéraire, d’une époque qui démarre au tournant du siècle dernier et va se prolonger durant quatre-vingt trois ans. Il y ajoute, sans aucune barrière, ni aucune hiérarchie, toutes les anecdotes qui ont émaillé sa vie et qu’il partage avec nous en vrai gourmand de l’existence, en insatiable curieux, en philosophe du quotidien. Toutes ces observations débordent largement son projet de départ. C’est ainsi qu’on va pouvoir repérer des allusions à la mythologie, aux arts plastiques, à la géographie, à la géologie, à la musique dans tous ses états.
Le livre est écrit dans le pur style des diaristes du dix-neuvième siècle. Il est semé de références dans des domaines tout à fait inattendus et très variés. La vie qui nous est contée est amplifiée largement par la sensibilité aux mots dont l’auteur s’empare, en épicurien, en jouisseur sensuel, en musicien à l’oreille fine. En marcheur infatigable, il évoque les moindres détails de ses jours, les mille richesses de la vie avec une gourmandise telle que le lecteur se délecte de cette errance revisitée, de ce fol amour de la langue, de cette verve facétieuse et jubilatoire. Ses phrases, souvent très longues, gorgées d’incises, de parenthèses, d’enchâssements destinés à cerner au plus près sa pensée.
C’est depuis le sud de la France, où il séjourne, que Gil Jouanard revisite son passé et celui de sa lignée, en véritable « Nomade Casanier ». Il fait exister pour nous un lieu physique et mental.
Dans ce roman, fourmillant de péripéties pittoresques et foisonnantes, chaque lecteur, à partir de sa propre histoire, portera sur Juliette, la mère du narrateur, un regard divergent. Certains pourront, peut-être, la comparer à Calamity Jane par son caractère rude, téméraire, aventureux, audacieux, colérique. D’autres l’assimileront, éventuellement, à Emma Bovary, toujours en quête de désirs impossibles à satisfaire et toujours déçue, trahie, amère et mordante parfois. Certains, comme le fils, pourront considérer qu’elle a eu une vie ratée, qu’elle aura passé son existence à se lamenter sur ses échecs perpétuels et qu’elle aura envenimé la vie de son entourage et celle de son fils en particulier qui ne lui trouve que peu d’excuses. D’autres jugeront que sa vie fut foisonnante, festive, tumultueuse, riche d’expériences inimaginables, vu son origine misérable, humble, et qu’elle aura triomphé de la fatalité en tentant par tous les moyens à sa disposition de s’arracher à son destin. Les deux éventualités sont peut-être simplement à combiner car, comme toute vie, cette femme aura connu le pire et le meilleur et mérite toute notre estime et notre considération pour sa personnalité fantaisiste et insolite.
Mais ce récit ne se limite pas au destin de Juliette. Il le déborde largement. En fait, plus qu’un récit, on pourrait voir, dans ce texte, le travail d’un mémorialiste au vu de toutes les références que l’auteur nous offre ou celui d’un essayiste à la Montaigne puisque, même si le texte est écrit à la troisième personne, il comporte beaucoup de réflexions propres à l’auteur et fait montre d’une grande érudition jointe à une insatiable curiosité pour l’âme humaine et à une ironie parfois ravageuse sur le monde, ses habitants mais surtout avec un regard empli d’humour sur lui-même.
Ce roman, en fait, est une réflexion sur l’humaine condition, sur ses fragilités, ses failles, ses faiblesses. Et si au fond, Gil Jouanard cherchait à célébrer la tendresse, vis-à-vis de tous les êtres de peu qui luttent et combattent pied à pied pour simplement exister ? Sa mère en fut, pour lui, l’exemple le plus flagrant. D’ailleurs, le roman ne se clôt-il pas sur une confession du fils-narrateur où est exalté un amour pudique mais indéniable pour sa génitrice ? « L’un des aspects du tempérament et de l’idéologie de Juliette : elle était farouchement contre les patrons… et pour le travail, quel qu’il soit, pourvu qu’il soit bien fait et avec la plus grande intensité et une efficacité possibles ». « Le racisme lui faisait horreur et elle avait combattu à ciel ouvert l’antisémitisme durant la période de l’Occupation ». « Je n’ai pas eu la chance d’aller beaucoup à l’école aimait à dire Juliette, mais j’ai plus de bon sens que la plupart des gens. Et elle disait vrai ».
Le lecteur, sensible à cette écriture singulière, pourra s’embarquer, avec délectation, dans ce véritable roman picaresque, ce voyage initiatique qui ne s’arrête pas à l’orée de l’âge adulte mais flâne le long du chemin de toute une existence avec une luxuriance jubilatoire.
Il pourra, sans que l’auteur ne l’ait aucunement prévu, retrouver des références à des évènements contemporains. Et il se laissera alors emporter dans une interrogation sensible et sensuelle sur les propres choix existentiels qui estampillent nos existences, sur nos valeurs, sur notre quête identitaire, sur la réalisation de soi, sur le lent travail de métamorphose que demande la traversée d’une vie si l’on ne se contente pas de la stérile répétition ou de la désolante lamentation. Deux écueils que Gil Jouanard évite avec brio.
Pierrette Epsztein
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
Gil Jouanard, écrivain français est né le 11 décembre 1937 à Avignon. Il s’oriente d’abord vers le journalisme, métier qu’il pratiqua entre 1962 et 1965. Ce fut à ce titre qu’il participa à la création de l’un des premiers quotidiens de l’Algérie indépendante de 1963 à 1964. Il a été directeur de l’action culturelle et de l’information du Nouveau Théâtre national de Marseille (Compagnie Marcel Maréchal) de 1975 à 1977. Il publia son premier livre sous l’amicale pression de René Char, en 1969. Il est l’auteur de plus de cinquante ouvrages appartenant à divers genres (le plus souvent inclassables). Il a publié chez de nombreux éditeurs très variés en taille et en notoriété. Il habite à nouveau Avignon après avoir vécu notamment à Paris, Oran, Hambourg, Marseille, Montpellier. Dès 1977 il créée les Rencontres poétiques internationales de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, ainsi que la première structure de recherche et d’animation littéraire permanente (Maison du Livre et des Mots) qu’il dirige jusqu’en 1985. Il initie la création d’une résidence d’écrivains à Villeneuve-lès-Avignon en 1982, en collaboration avec le CNL. Il fut le président de la Fête du livre d’Aix-en-Provence, manifestation qu’il crée en 1977 et dirige jusqu’en 1979. Dans le même temps, il collabore à de nombreuses revues et organise des échanges littéraires tant en France qu’à l’étranger. En 1986, il crée à Montpellier le Centre régional des lettres du Languedoc-Roussillon et la Maison du livre et des écrivains, qu’il dirige pendant presque 20 ans.
- Vu: 1604