Les Répétitions et autres nouvelles inédites, Silvina Ocampo (par Yasmina Mahdi)
Les Répétitions et autres nouvelles inédites, Silvina Ocampo, éditions Des femmes-Antoinette Fouque, avril 2023, trad. espagnol (Argentine), Anne Picard, 288 pages, 18 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette FouqueLa maison de l’enfance
Silvina Ocampo (née en 1903 à Buenos Aires, id. décédée en 1993) est une poétesse et une novelliste issue d’une famille aisée de l’élite aristocratique argentine. Elle va avoir l’opportunité d’étudier le dessin et la peinture à Paris sous la direction de Giorgio De Chirico et de Fernand Léger. En fréquentant le milieu artistique, elle composera ses premiers essais littéraires. Elle épousera Adolfo Bioy Casares, autre écrivain argentin, en 1940. Les Répétitions est un recueil inédit, un volume qui rassemble, dans un ordre chronologique de 1936 à 1989, 24 nouvelles et deux romans courts.
Curieuse, presque effrayante est la maison du passé, la maison de l’enfance décrite par l’auteure, dans laquelle « les rosiers sont couverts de toiles d’araignées » et où se trouvent « dans la même serre (…) des plantes prisonnières au milieu de verre brisé » – « la haute maison orangée qui, les jours d’orage, brille au milieu des arbres en virant au rouge ». L’univers de Silvina Ocampo baigne dans l’onirisme, le fantastique et le déterminisme psychique, l’exploration de l’inconscient. Les croyances païennes, la religion catholique et le surréel catapultent les souvenirs familiaux, prosaïques ou merveilleux :
« Au ciel, Dieu possédait toutes sortes de petites boîtes, comme celles des caramels au lait, pleines d’yeux alignés de différentes couleurs ».
Ou :
« Un jour, après le déjeuner, le père d’Agatha conversait avec un monsieur en visite. Un monsieur avec une longue barbe, comme un arbre de Noël, où étaient suspendus, après le repas, des guirlandes de haricots verts et de petits miroirs de gélatine ou de sucre ».
Tournoyant sur un manège enchanté, des personnages incongrus défilent à la lumière d’une lanterne magique. Des proches de l’écrivaine ou des inconnus, constitués de morceaux hybrides, surgissent, disparaissent pour réapparaître sous d’autres identités, recousus, réassemblés.
Des ritournelles obsédantes enflent, s’accélèrent, s’arrêtent, des machines folles deviennent soudainement immobiles puis silencieuses, vides. Des yeux peuvent parler et des bouches regarder. Le beau s’accouple au laid, la perversion à la tendresse, la splendeur de la flore aux déchets de la ville, le lustre au trivial (sachant que l’Argentine a été ballottée entre coups d’Etat, dictatures militaires, populisme de droite, répressions et massacres). À chaque nouvelle, Silvina Ocampo mue, mais au final tous ses récits se tiennent et le bizarre rentre en immixtion avec le banal. Sa galaxie est féconde, une matrice où poussent des poèmes telles des fleurs sauvages. Elle y livre des sentiments rarement révélés à l’égard du mariage, de la famille, du corps masculin et de l’infirmité. Elle théâtralise les objets, les dépouille de leur fonction initiale pour les métamorphoser. Les poupons, les poupées, les mannequins reviennent à plusieurs reprises, en guise d’ersatz de femme-enfant, de garçonnet efféminé et guérisseur – jouets et fétiches, violence de genre.
« Certaines des poupées marchaient grâce à des mécanismes modernes qu’il avait inventés, il y en avait même une qui urinait ».
Et :
« Je dormais avec ton mouchoir sur le visage, je l’emportais partout avec moi. Il était blanc, en fil, avec de fins liserés bleus et blancs. Dans un des angles il y avait deux initiales. (…) Un jour, ton mouchoir sur mon cœur, je suis arrivée sur la place : tandis que j’émiettais des boudoirs, le mouchoir m’a parlé. Sa voix me hérissait ».
Ou encore :
« On entendait le frou-frou d’une robe en soie, (…) le cliquetis des aiguilles qui tombaient sur un sol en mosaïque ».
S. Ocampo semble être l’expéditrice et la destinataire d’un courrier sur le long terme, l’invention est permanente à partir de mots polysémiques.
D’un point de vue énonciatif, l’identité pronominale est changeante et permet la construction d’individus divers (fillette, garçonnet, femme âgée, femme morte, père, mère, etc.). Silvina Ocampo recourt souvent à un processus de dénégation à l’aide d’un nombre relativement élevé de contre-exemples et de paraphrases. Les assertions négatives induisent le manque, l’interdit, la séparation, les privations, les chantages, amenant des basculements de sens :
« Par exemple, les yeux ne voient plus comme avant, ainsi, si elle se regarde dans un miroir, elle n’arrive pas à voir le plus horrible, le plus horrible qui n’est pas le plus horrible ; le plus horrible c’est ce qu’elle entend (…) Si elle a raison, c’est parce qu’elle a raison ; et si elle a tort c’est parce qu’elle a tort. (…) Si elle écrit, elle n’écrit pas ce qu’elle ressent. C’est un être sans espérance ».
Les mots violentent, frappent et en retour commotionnent les lecteurs. Le basculement dans un temps intermédiaire (vertigineux) a lieu et les précognitions se réalisent, de même que tout le contenu de la vie. Laissons la dernière phrase à Silvina :
« Toutes les substances se transforment en d’autres choses ; le savon dans les cheveux, l’eau dans les yeux, la brosse dans les cheveux, la mousse dans la lumière. Elle flottait comme une anémone dans un étang chinois (…) ».
Yasmina Mahdi
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