Les Racines du hasard, Arthur Koestler
Les Racines du hasard, Les Belles Lettres, janvier 2018, trad. anglais Georges Fradier, 144 pages, 15 €
Ecrivain(s): Arthur KoestlerArthur Koestler, auteur prolifique et inclassable, est surtout connu pour son grand roman sur les procès de Moscou, Le Zéro et l’infini (Darkness at Noon), mais il a rédigé aussi de nombreux essais, parfois déroutants comme celui-ci. Les Belles Lettres republient depuis quelques années en rafale ces essais depuis longtemps épuisés ; initiative bienvenue, mais on peut regretter que les vieilles traductions de Georges Fradier chez Calmann-Lévy n’aient pas été révisées à cette occasion. La réédition des Racines du hasard semble d’ailleurs avoir été faite à la hâte, si l’on en juge par la présence d’un énorme doublon (p.72) et par le nombre trop élevé de coquilles (dès le verso de la page de grand titre (!) puis pp.21, 32, 34, 36, 42, 48, 49, 51, 59, 63, 65, 81, 97, 117, 121, 124, 125 (2), 127, 132, 136) pour un éditeur de cette qualité.
Ajoutons que le titre de l’ouvrage, s’il est très suggestif, est trompeur parce que le pur hasard y est justement nié. The Roots of Coincidence (1972) porte plutôt sur les coïncidences signifiantes, c’est-à-dire celles qui semblent obéir à une finalité sous-jacente. Tout l’enjeu de ce livre court mais extrêmement dense est en effet de montrer que ce que l’on pense aléatoire ou arbitraire relève en réalité d’une logique psychique cachée. Car il s’agit ici d’étudier les phénomènes paranormaux, comme la perception extra-sensorielle, la télépathie ou la psychokinèse (télékinésie), à la lumière des acquis récents de la physique la plus théorique !
Le sérieux imperturbable de l’exposé tranche avec la frivolité apparente du sujet : on est loin de la grand-guignolesque et puérile série de films d’horreur, Paranormal activity… Koestler, qui dit faire partie des « convertis récalcitrants » (p.19), se moque d’ailleurs des médiums et des fantômes de tulle. « Des odeurs de laboratoire remplacent les fumées du fourneau de l’alchimiste » (p.69). Ce qui l’intéresse vraiment, c’est cette convergence inattendue entre la rechercheparapsychologique, désormais rigoureuse et ayant fait son entrée à l’université (1), et la physique quantique, « devenue de plus en plus “occulte” » (p.11) et remettant en cause toutes les évidences naturelles.
Ces questions obscures ont en effet longtemps passionné des savants de tout premier plan (dont une flopée de Prix Nobel, comme Koestler le rappelle avec insistance) avant que la sous-culture médiatique ne s’en empare et les réduise à des divertissements faciles. Aujourd’hui, près de cinquante ans après la publication de ce livre, aucun scientifique digne de ce nom (?) ne prendrait au sérieux ce type de « divagations », qui seraient d’emblée jugées ridicules. C’est que le réductionnisme scientiste, constamment dénoncé par Koestler, est revenu en force avec les sciences dites cognitives, qui confondent, comme au XIXesiècle, esprit et cerveau, pensée et activité mentale. Stanislas Dehaene, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, a pu ainsi affirmer sans rire, dans sa leçon inaugurale, que l’on pourra bientôt « rendre enfin visible, comme à crâne ouvert, l’invisible de la pensée »…
Perspective qui, soit dit en passant, serait particulièrement effrayante si elle était réaliste : transparence des pensées, Big Brother intériorisé. Bien loin de ce positivisme navrant, Koestler se montre toujours réservé et prudent. Il est conscient de s’exposer à des railleries en traitant sérieusement de ce qui, aux yeux de beaucoup, relève du surnaturel. Quolibets faciles des gens « raisonnables », qui ont poussé au suicide le biologiste viennois Paul Kammerer, génial auteur de La loi des séries, que Koestler réhabilite dans L’Étreinte du crapaud, publié opportunément en même temps que Les Racines du hasard par les Belles Lettres.
Mais les phénomènes paranormaux sont têtus : difficile de balayer d’un revers de la main l’impression tenace de déjà vu, les coïncidences étranges ou les « cohérences aventureuses » dont parle Roger Caillois, chacun d’entre nous en ayant fait l’expérience de multiples fois. Ne pouvant pas expliquer rationnellement ces mécanismes psychiques tortueux, on parlera d’heureux hasard, de sérendipité ou même de destin, mais toujours avec un étonnement enfantin face à cette intrigante logique onirique.
Il ne s’agit pas pour autant de souscrire sans réserve à la parapsychologie, comme ces illuminés prêts à croire d’office à tout ce qui est invraisemblable (OVNI, fantômes, vie après la mort…). Même des théories aussi séduisantes que la sérialité de Kammerer et la synchronicité de Jung sont critiquables parce que confuses et trop absolues. Elles ont toutefois le mérite de montrer l’insuffisance de l’explication mécanique ou causale des choses. Laissant de côté les « faits » les plus étranges, on retiendra l’exemple de l’hypnose, que son efficacité a fait adopter par la médecine occidentale mais qui « demeure inexpliquée » (p.115).
L’hypothèse d’événements mystérieusement confluents et de liens psychiques transcendant la matière n’est pas sans rappeler la métaphysique de Schopenhauer, l’un des très rares philosophes à s’intéresser au spiritisme par rejet viscéral du « plat matérialisme de garçon-coiffeur », qui coupe tout ce qui dépasse. Koestler est comme lui convaincu de l’interdépendance de toutes choses, que Schopenhauer explique par l’action souterraine de la Volonté de vivre (Wille zum Leben).
Soucieux d’éviter toute forme de réductionnisme, Koestler reprend ici sa théorie suggestive du holon, apparue pour la première fois dans Le Cheval dans la locomotive (The Ghost in the Machine, publié en 1967) et qui réconcilie atomisme et holisme : chaque individu est autonome dans son fonctionnement mais il dépend en même temps d’un ensemble plus large. « Il n’existe nulle part de partie ou de tout au sens absolu » (p.101) : toute partie est un tout et l’unité du tout est complexe. Plutôt que de s’assembler sagement comme les pièces d’un puzzle, les différents niveaux de réalité s’emboîtent « à la manière des poupées russes ».
Le « principe hologrammatique » d’Edgar Morin, le chantre de la pensée complexe, semble directement inspiré de l’holon koestlerien, preuve de la fécondité heuristique de cette pensée intégrative. Ce livre de science etde fiction représente en tout cas une alternative intelligente au dialogue de sourds actuel entre une science de plus en plus « dure » et bornée, et les élucubrations grotesques des believers.
Koestler n’a rien du fan de paranormal crédule. Il pense que nous vivons encore au « pays des aveugles » dont parlait H.G. Wells, malgré les progrès spectaculaires de la physique théorique au XXesiècle. Il faut beaucoup de persévérance et une totale absence de préventions pour y voir un peu plus clair : « Les limites de notre équipement biologique nous condamnent peut-être à regarder l’éternité par le trou de la serrure. Essayons au moins de déboucher ce trou pour nous servir de nos yeux, même si nous avons la vue faible » (p.128).
Yannis Constantinidès
(1) Koestler lui-même fera un legs à l’université d’Edimbourg pour fonder une chaire de parapsychologie, qui porte aujourd’hui son nom : https://koestlerunit.wordpress.com/
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