Les Prostituées, Guy de Maupassant
Les Prostituées, septembre 2015, 288 pages, 5,8 €
Ecrivain(s): Guy de Maupassant Edition: Folio (Gallimard)
Que voici une heureuse initiative : pour qui n’a pas l’envie ou l’opportunité de lire toutes les nouvelles de Maupassant (1850-1893), que ce soit dans les deux volumes des Œuvres chez Robert Laffont ou ceux en Pléiade, ou encore en achetant les éditions de poche des différents recueils publiés du vivant de l’auteur, les choix de nouvelles donnent une image de Maupassant écrivain du terroir (ah, les anthologies « normandes »), du canotage (il existe même une anthologie sous-titrée : « et autres nouvelles au bord de l’eau ») ou typiquement réaliste (toutes ces « nouvelles réalistes » en titre pour attirer le chaland scolaire), sans parler de celles adaptées pour le petit écran ces dernières années ; voici que Folio propose un biais tout différent (et bien peu scolaire) et publie une anthologie de nouvelles signées Guy de Maupassant ayant pour personnages principaux des Prostituées. Un biais original ? Voire… La « Bibliographie Sélective » stiuée en fin du présent volume montre que l’intérêt pour les rapports entre Maupassant et la femme prostituée a déjà fait l’objet de quelques études, sur lesquelles s’appuie d’ailleurs partiellement le préfacier, Daniel Grojnowski. Mais cette anthologie a au moins le mérite d’exister et de proposer de Maupassant une lecture transversale différente de celles communément pratiquées.
Les onze nouvelles ici sélectionnées sont donc toutes connues des amateurs, deux d’entre elles au moins étant des chefs-d’œuvre certifiés de l’œuvre de Maupassant, Boule de Suif et La Maison Tellier, deux longues nouvelles qui font partie du patrimoine de la littérature mondiale, ni plus, ni moins. Les autres sont d’un niveau très haut aussi, ne rions pas, c’est quand même du Maupassant, mais ces deux-là… Ah, on en viendrait à envier qui ne les a pas encore lues, juste pour être présent au moment de leur découverte, pour voir les pupilles se dilater aux moments forts, pour recueillir la première impression – celle que nous avons perdue de vue à force de fréquenter ces chefs-d’œuvre, et de parfois les analyser dans une perspective scolaire voire universitaire. D’un autre côté, il faut aussi le reconnaître : avoir appris à lire Maupassant, à reconnaître ses tics d’écriture comme autant de traits de génie propres, ça peut aider à mieux appréhender son œuvre.
Ainsi, dans les onze nouvelles de ce recueil, comme dans la majorité des quelque trois cents nouvelles écrites par Maupassant, on peut relever une structure commune en cinq temps (exposition, présentation des personnages, mise en place d’une situation « banale », introduction des éléments imprévus et « pointe ») ; essayez, ça marche – mais c’est tout le génie de Maupassant que d’utiliser ce canevas pour broder à chaque fois quelque chose d’original – même si on sait qu’il utilisait des épisodes de ses romans pour fournir la presse en nouvelles, ce qui n’est le cas d’aucune de celles ici recueillies.
Revenons-y, à ces onze nouvelles, et à leur sujet principal apparent : Les Prostituées, celles qui peuvent dire, à l’image de la Rachel de Mademoiselle Fifi : « Moi ! moi ! Je ne suis pas une femme, moi, je suis une putain » ; celles qui, à l’image de Boule de Suif, savent que « l’amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère » ; celles qui intriguent l’homme, le client, au point de le faire désirer être ému, touché, à l’image du narrateur de L’Armoire : « Harcelé par la curiosité bête qui pousse tous les hommes à interroger ces créatures sur leur première aventure, à vouloir lever le voile de leur première faute, comme pour trouver en elles une trace lointaine d’innocence, pour les aimer peut-être dans le souvenir rapide, évoqué par un mot vrai, de leur candeur et de leur pudeur d’autrefois, je la pressai de questions sur ses premiers amants ». Maupassant lui-même semble éprouver pour ces femmes une certaine tendresse, malgré qu’il les présente sous un jour peu flatteur au point de vue physique ; ainsi, dans La Maison Tellier, lorsque, dans le train, le commis-voyageur veut faire essayer des jarretières aux « petites chattes », Flora Balançoire montre « une forte jambe de vachère, mal serrée en un bas grossier » ; quant à Rosa la Rosse, elle découvre « une chose informe, toute ronde, sans cheville, un vrai “boudin de jambe” ». Non, au physique, la prostituée ne trouve pas grâce aux yeux de Maupassant…
Par contre, au moral, que ce soit pour sa simplicité naturelle à pratiquer son métier ou pour tout ce qu’elle ne représente pas socialement ou moralement, Maupassant la met sur un piédestal – celui que lui refuse la société bien-pensante. C’est Rachel qui finit par tuer « Mademoiselle Fifi » ; c’est Irma, l’occupante du Lit 29 qui, mourant de la syphilis peut dire au capitaine Epivent, son lâche amant : « C’est vous qui deviez les arrêter, entends-tu. Et je leur ai fait plus de mal que toi, moi, oui, plus de mal, puisque je vais mourir, tandis que tu te balades, toi, et que tu fais le beau pour enjôler les femmes… » ; c’est Boule de Suif, dont tout le monde connaît le sacrifice ultime ainsi que le mépris qui l’en remerciera… Au fond, bien que les onze nouvelles de la présente anthologie aient en commun la présence d’une ou de plusieurs prostituées, ce dont elles parlent, comme d’habitude chez Maupassant, c’est de la bêtise, dans toutes ses variantes, qu’il s’agisse de la fatuité bourgeoise (ah ! L’Ami Patience, cet heureux imbécile qui peut conclure sur : « Et dire que j’ai commencé avec rien… ma femme et ma belle-sœur »), de la lâcheté militaire (la coquetterie du capitaine Epivent pourrait d’ailleurs mener à une équivoque…), des clichés comportementaux et vestimentaires (Cornudet, dans Boule de Suif, est l’un de ces « démocrates à longue barbe ») ou de l’inocuité cléricale (dans La Maison Tellier, « un prêtre assis dans une stalle et coiffé d’une barrette carrée se levait, bredouillait quelque chose et s’asseyait de nouveau » – dans ce verbe « bredouiller », on reconnaît l’élève de l’ironique Flaubert, disposé à égaler le maître…).
Que Maupassant évoque les prostituées ou les employés de bureau, ou les canotiers, ou les paysans normands, ou les rudes Corses, c’est finalement toujours la bêtise qui est sa cible privilégiée – comme elle est celle de tous les grands auteurs. Dans la présente anthologie, elle a ceci de spécifique qu’elle s’en prend à des êtres hors-la-société, qui pourraient en remontrer au point de vue cohérence et fierté d’eux-mêmes à nombre de bien-pensants. Maupassant en défenseur des marginaux ? Oui, un peu, mais surtout en pourfendeur des bourgeois ! Et ici comme ailleurs, ils en prennent pour leur grade. Et c’est pour cela aussi que Maupassant est grand, et que cette anthologie peut aussi servir d’entrée parfaite dans son œuvre.
Didier Smal
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