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Les Poésies d’A. O. Barnabooth, Valery Larbaud (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 02.12.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

Valery Larbaud, Les Poésies de A.O Barnabooth, Poésie / Gallimard, 1966, 123 pages, 6, 80 euros.

Les Poésies d’A. O. Barnabooth, Valery Larbaud (par Patrick Abraham)

 

« (…) grands dieux neurasthéniques

Et farouches, est-ce vous qui me dictez ces accents,

Ou n’est-ce qu’une illusion, quelque chose

De moi-même purement – un borborygme ? » (V. L. Ma muse)

 

1913. Année faste pour la littérature française. Publication d’Alcools d’Apollinaire, de la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars et des Œuvres complètes d’A.O. Barnabooth de Larbaud (La Nouvelle Revue Française). Les Poèmes par un riche amateur avaient d’abord paru en 1908 (éd. A. Messein). La réédition de 1913 est, selon l’expression consacrée, « revue et corrigée ».

Points communs : l’emploi du vers libre quoiqu’il y ait aussi, chez Apollinaire et Larbaud, des poèmes de structure presque régulière. Modernité dans la forme mais aussi l’inspiration. La « ville énorme » et ses rumeurs, et les visions nouvelles qu’elle propose. Les voyages buissonniers à travers une Europe où les distances sont raccourcies par le développement du chemin de fer et qui s’effondrera avec fracas en août 14. L’ivresse des départs et des rencontres, la variété des paysages et des langues, les tyrannies du désir. Différences : le lamento amoureux, récurrent dans Alcools après les ruptures avec Annie Playden et Marie Laurencin, s’entend moins chez Cendrars et Larbaud. Et surtout : Barnabooth, l’auteur affiché du recueil, n’existe pas.

Pourtant, on lui connaît une biographie : Archibald Olson Barnabooth est né entre le Chili et le Pérou en 1883. Son père, d’une ancienne famille suédoise installée dans l’Etat de New-York, a fait fortune dans le transport du guano (nous résumons) et a eu le bon goût, comme sa mère, de mourir assez vite. Polyglotte et cosmopolite, il a été éduqué entre l’Amérique du Sud et la Russie. Richissime, il parcourt les continents afin de se désennuyer, de s’étudier et de « voir divers pays » comme Levet et Segalen. Lettré, il cite, dans son Journal, Virgile, Dante, Malherbe, Maynard. Il a lu Théocrite et Whitman, Rimbaud et Laforgue, qu’il n’imite pas. Il admire Samain. Il aime les métropoles à la tombée du soir, les jeunes filles pauvres comme Thomas de Quincey, les grands hôtels, les trains de luxe, les coûteux objets achetés chez les meilleurs boutiquiers de Paris et de Londres, les vastes espaces, les jardins et les gares, les trajets maritimes et les plaisirs qu’ils procurent bien que notre milliardaire ne descende pas toujours à terre quand son yacht atteint le port, préférant, comme des Esseintes et Raymond Roussel, les rêveries inépuisables aux probables déceptions. La mort l’obsède. S’il a choisi d’écrire en français, l’Italie demeure sa patrie intime. Il ne combat pas l’ordre social, dont il profite. Il n’a guère d’idées politiques tout en se sentant vaguement honteux de son opulence et de ses privilèges, qui le dissimulent autant qu’ils le marginalisent. Très moral et très amoral selon les circonstances, nous ne saurions en décider, il s’estime avec modération. Il finira par se marier et retourner au Chili après avoir achevé son livre, renonçant (bon débarras pour Larbaud ?) à la littérature.

Barnabooth n’existe pas. Qui est-il, pour Larbaud ? Un double ? En quelque façon, il joue le rôle d’un personnage de roman, créant à son tour son créateur en un mouvement réciproque, puisque nous avons ici l’ouvrage liminaire de V. L., et expérimentant des virtualités. Il pousse certaines de ses tendances à l’extrême, en amoindrit d’autres. Il le garantit contre lui-même, sans doute. Un masque ? A travers Barnabooth, Larbaud exprime ce qu’il n’aurait pas osé (ou su) dire sans un détour. Cette fiction l’émancipe, l’approfondit, efface des réticences, balaye des pudeurs, sans l’enfermer. Nous ne sommes pas loin de Pessoa, sauf que, chez ce dernier, les hétéronymes, multiples, donnent le vertige. Alvaro de Campos, ingénieur futuriste puis dépressif, champion de la saudade, aède désabusé et désabuseur de la vacuité universelle avec Tabacaria, et dans ses Odes, ressemble à Barnabooth, paradoxalement, par plus d’un trait. Larbaud n’avait pas lu Pessoa en 1913, et ils ne se sont pas croisés lors de son séjour à Lisbonne en janvier-février 1926 (cf. « Lettre de Lisbonne à un groupe d’amis », « Divertissement philologique » et « Ecrit dans une cabine du Sud-Express », Jaune bleu blanc, 1927). Quelles conversations auraient-ils eues dans un café du Chiado ?

Vers libres, nous l’avons indiqué. Influence de Whitman, des symbolistes. Larbaud, via Barnabooth, invente un style, un rythme. Moins de fluidité, de musicalité que chez Apollinaire. Moins de brutalité, de frénésie, de scansion que chez Cendrars. La phrase ample, souple, fureteuse traduit la complexité d’un rapport au monde, qu’une versification traditionnelle trahirait. Elle tente de le saisir, ce monde, dans sa mobilité et sa séduction, tel qu’il est perçu par une conscience (mauvaise parfois) à la singularité revendiquée.

Travail de la mémoire, aussi : Barnabooth convoque son enfance créole, ses émois d’adolescent, des lieux et des visages qui l’ont troublé. Comme chez Proust, incises, parenthèses et incidentes participent à un effort de réappropriation du temps perdu, d’actualisation du passé. Mais Larbaud, par l’intermédiaire de son personnage, se montre plus audacieux que l’auteur de La Recherche, engoncé dans son puritanisme. La première partie du recueil s’intitule « Les Borborygmes ». Dès le « Prologue », la relation au corps, centrale chez Barnabooth, constitutive de sa poétique, met l’accent, non sans une provocation calculée, sur des réactions organiques que ne gouverne pas la volonté. Nous prenons souvent pour un chant de l’âme ce qui résulte d’une fonction physiologique : Barnabooth, méfiant envers l’idéalisme, en soulignant, dans ses Poésies, combien ses élans, ses épanchements, ses aspirations de jeune oisif dépendent des caprices de sa santé, donc des fluctuations de son humeur, et en nous rappelant, après Nietzsche, que « les préjugés viennent des entrailles », renverse des idoles rassurantes. Il reste cependant un lyrique qu’éblouissent la splendeur fragile des choses, la suavité éphémère des êtres, et la mélancolie succède à la « désinvolture distinguée » et aux fanfaronnades du cynisme : en cette tension, en cette rupture/non-rupture avec le pacte romantique « d’authenticité » (qu’illustre à merveille le jeu des masques) réside selon nous sa grandeur.

Nous avons découvert Larbaud (Bibliothèque de la Pléiade, 1958) près des rives du Lac Toba, à Sumatra, vers 1991. Il pleuvait, tout nous paraissait beau et étrange. Nous lisions Images, sur le bateau conradien menant de Prapat à l’île de Samosir ; nous en apprenions par cœur les strophes. De sveltes pêcheurs, sur un ponton, malgré les bourrasques de l’orage, plongeaient en riant, ravis de notre stupéfaction : à travers vous, Archibaldo Barnabooth (même si vous n’existez pas), se souviennent-ils de nous?

Bernard Delvaille, poète et essayiste de talent, barnaboothien exemplaire, mort à Venise en 2006, a présidé l’Association internationale des amis de V. L.

Littérature et voyage. Voyager par l’écriture. Étonnants voyageurs ! Le riche amateur annonce Louis Brauquier, Nicolas Bouvier, William Cliff, André Velter. Qui ne seront pas milliardaires. Avec Cliff, nous quitterons les wagons-lits pour les trains asthmatiques des plaines du Baloutchistan et du Dekkan, et les palaces pour les guesthouses des quartiers fourmillants. Mais le frisson, pour le lecteur, ne faiblira pas.

Nous recommandons, pour conclure cette chronique, de consulter le Dictionnaire Valery Larbaud, publié en 2021 par les Classiques Garnier, sous la direction d’Amélie Auzoux et de Nicolas Di Méo, d’une précision, d’une érudition remarquables.

 

Patrick Abraham

 

Valery Larbaud, Les Poésies de A.O Barnabooth, Poésie / Gallimard, 1966, 123 pages, 6, 80 euros.

 

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