Les Pigeons de Paris, Víctor del Árbol
Les Pigeons de Paris, trad. espagnol Claude Bleton, 96 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Victor del Arbol Edition: La Contre Allée
L’auteur de romans noirs fleuves, à l’échelle des grands romans du XIXe, s’essaye à nouveau à la forme courte, après ses aventures ludiques avec le projet des Aventures du concierge masqué (voir ici). Mais le projet que la Contre Allée et Benoît Verhille ont proposé à Víctor del Árbol est sans doute un brin plus ambitieux. Il s’agit en effet d’un projet éditorial qui vise simplement à donner un aperçu de ce qui s’écrit à travers l’Europe et sur l’Europe. La collection Fictions d’Europe propose en effet à des auteurs de poser leur regard sur l’Europe au travers de brefs récits de fiction (moins de 100 courtes pages). A ce jour cinq volumes ont été édités dans lesquels on peut entendre des voix de France, du Portugal, de Grèce, d’Espagne et de Pologne (avec respectivement Arno Bertina, Gonçalo M. Tavares, Christos Chryssopoulos, Víctor del Árbol et Olga Tokarczuk). Il s’agit de textes originaux écrits spécialement pour la collection, traduits, et dont l’édition française est en fait la première édition.
Ces Pigeons de Paris sont aussi une parenthèse dans l’écriture de La veille de presque tout. On y retrouve donc certaines des thématiques chères à l’auteur de La tristesse du samouraï, et de Toutes les vagues de l’océan, cet ambitieux et grand roman russe espagnol, à commencer par celle de la mémoire et des souvenirs qui peuvent à la fois nous faire vivre ou nous pousser vers l’oubli et le silence.
Juan – Juanito, comme l’appelaient autrefois les voix du village qui n’existent plus – attend.
Il attend devant sa maison, endimanché. Que des jeunes viennent faire ce qu’ils ont à faire. L’exproprier. Des jeunes, ses enfants, qui le poussent hors de ses souvenirs emplis d’absences. Des souvenirs et une mémoire qui lui pèsent autant qu’ils lui sont nécessaires.
Comprenez-moi bien : être vieux, c’est avoir une accumulation de vie. Ma maladie n’est pas le mensonge, ni la démence, ni l’imposture. La tumeur qui me tue c’est le souvenir. Le souvenir des choses comme elles étaient ou comme je pensais qu’elles étaient, car avant, bien avant, les choses étaient comme on voulait qu’elles soient ; privilèges d’enfants qui grandissaient dans les montagnes.
Dans ce monde disparu, les immigrés qui revenaient quelques jours étaient tout auréolés des rêves de Paris, de Munich, de Berne, Genève, Copenhague, Bruxelles, Londres Rome et même Lisbonne… L’avenir de l’Espagne semblait toujours à chercher ailleurs, bien plus au nord que cette Andalousie qui n’était que la porte de l’Afrique. Dans ce temps là, Juanito fit connaissance de Clio. Clio qui lui apprenait quelques bribes de français à partir d’un petit livre qui ne la quittait pas, Les Pigeons de Paris… Un livre et un souvenir qui le mèneront, beaucoup plus tard, dans les rues de Paris, à la chasse aux souvenirs qu’il n’a pu avoir, qu’il aurait pu peut-être fabriquer si les choses avaient été autres.
L’écriture de Víctor del Árbol prend toute son ampleur dans la tradition du roman qui tient à la fois du récit philosophique, du roman d’apprentissage et de la littérature noire (bien plus que du polar ou du roman policier), et sa respiration trouve tout son lyrisme et sa profondeur dans les grands espaces romanesques, mais il sait aussi ciseler avec une indéniable maîtrise la brièveté et la concision de la forme brève sans perdre de son lyrisme et de son profond humanisme, donnant à ses personnages une vie plus que réelle que le réel lui-même, car nous y reconnaissons presque toujours une part de nous-même.
Dans le silence de ce qui a été comme de ce qui aurait pu être mais n’a pas été, au bord de l’oubli et des espoirs jamais réalisés mais jamais vraiment perdus, passe le temps.
Marc Ossorguine
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