Les petites chaises rouges, Edna O’Brien
Les petites chaises rouges, septembre 2016, trad. anglais (Irlande) Aude De Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, 367 pages, 23 €
Ecrivain(s): Edna O'Brien Edition: Sabine Wespieser
Certes, Edna O’Brien, cette grande dame écrivant depuis plus de soixante ans, est une des plumes irlandaises les plus averties, les plus expérimentées, qui a dans son stylo tous les tours de la littérature. Elle est publiée dans le monde entier ; alors un chef-d’œuvre de plus, pourrait-on penser banalement ? C’est évidemment là qu’on se tromperait, car ce livre-ci, Les petites chaises rouges, s’il tient une place unique dans l’œuvre, en aura une encore plus grande dans notre mémoire à venir de lecteur fasciné.
Ces chaises – rouges – alignées le 6 avril 2012, sur les trottoirs de la ville Bosniaque, Sarajevo, en commémoration de son long martyr face aux Serbes, étaient au nombre de 11.541, les morts du siège, et 643 petites chaises représentaient les enfants. Information posée au nom de notre histoire si récente, en exergue au livre. Après, place à l’Irlande, et E. O’Brien est grand chef étoilé en matière de dire, de faire voir et sentir ! « Son » Irlande, tous ses verts, l’infinité de ses pluies et brumes, le goût des jardins impeccables, et celui des pintes de toutes les bières du monde dans le secret des pubs. Définitivement unique en ses genres, l’île. Jusque dans cette histoire, vraie dans ses tréfonds – même si présentée comme roman – passant du sourire aux larmes et aux peurs, grand huit de la vie même, pas de n’importe quelle vie, cependant.
Radovan Karadzic, premier président de la république serbe de Bosnie, le boucher de la guerre, le monstre-psychiatre de Belgrade, celui dont les « faits d’armes » illustrent un des plus sanglants moments de notre histoire contemporaine, du jamais vu depuis les camps nazis – souvenons-nous : la « purification ethnique », Srebrenica, Sarajevo, bien sûr… Ce criminel de guerre – et quelle guerre ! – échappant à ses poursuivants, se cachant un peu partout en Europe pendant plusieurs années sous l’identité d’un médecin alternatif, avant que d’être enfin présenté à la Cour internationale de La Haye, où sa ligne de défense fut incroyablement réduite à un mot : nier. Condamné, puis emprisonné, pour crimes de guerre et génocide. C’est de cette fuite et de cette « seconde vie », dont il s’agit ici, et la géniale idée de l’auteure fut de la situer en Irlande, ses brumes, couleurs, ruines, usages, solitude et taiseux. Dans une île, de plus, savant masque en circuit fermé, qu’aurait peut-être apprécié le psychiatre. Milieu humain réduit – encore le vase clos – à un monde rural, où chacun croit, à tort, bien connaître les autres.
« Médecine classique et alternative… bond dû aux découvertes des neurosciences… une danse au sein des particules du corps, grâce à laquelle on peut bloquer la maladie dans ses rails… il est d’un enthousiasme messianique, invoquant les secrets des plantes, de la fougère, des entrailles d’un noyau de nectarine, prédisant que le jour viendra où la médecine permettra aux patients d’écouter le son de l’âme elle-même ».
Promenade exquise et bucolique, d’une redoutable précision d’écriture, alignant descriptions, images, odeurs ou sons, d’un bout à l’autre d’un mini village au fin fond de l’Irlande – un petit paradis de fable enfantine – passant de l’un à l’autre de ses quelques habitants, du prêtre au tenancier du pub ; tout ça posé sur les pages comme dans un Agatha Christie ; on finit presque par se demander, alléchés : qui a tué et comment ?
Au cœur de ce qu’on devine comme un système montré-caché, une femme, attirante, et si naïve, Fidelma, la mariée frustrée en quête de rêves – sonnant comme la racine « fidèle » qui habite son nom ; et le mage-médecin alternatif, gourou bientôt, Raspoutine à ses heures ; celui qui vient d’on ne sait où (il cite pourtant le Monténégro, où est né Karadzic), qui guérit à vue d’œil, et séduit encore plus vite :
« Par le rayon de lumière du hall, elle aperçut les gouttelettes de pluie sur ses cheveux et trouva qu’il avait l’air bien plus jeune… non plus le guérisseur en blouse ample et bandana, un chasseur dans ses grandes bottes cirées noires de cavalier… il ne portait pas de chemise et elle se dit que quand il retirerait le veston, elle verrait ses aisselles… ».
Histoire d’amour, à moins que d’emprise, silencieuse et secrète ; de nos jours, on dirait qu’elle s’est laissé prendre par un type qu’elle ne connaissait pas, sur Facebook ou ailleurs. Un enfant en vue. Mais, roulements de tambour dignes des opéras dramatiques, l’affaire est découverte et le masque arraché au magicien-guérisseur-tortionnaire. Les enquêtes inlassables des Bosniaques ont fini par ouvrir les bonnes portes.
Le ton, la lumière changent du tout au tout dans les pages, et Fidelma devient à son tour la persécutée – terribles lignes d’un règlement de comptes sous la lune, type tortures du temps de la guerre d’Algérie « Dieu ou pas Dieu, qu’on ne laisse pas l’enfant venir au monde », avec quelques lointains accents de Rosemary’s baby – puis vire à celle qui fuit et se cache, à Londres par exemple. Ressent alors tous les sentiments – émotionnel au niveau le plus haut – curieux chemin de croix, où elle se retourne, ébahie, détruite, perplexe aussi, sur cette histoire personnelle, cet engrenage, cet attachement fusionnel avec le criminel. Son histoire à elle, tuée par celle de l’autre. Dans ces quartiers londoniens multi ethniques, Varya, formidable lumière du livre, qui a connu le siège de Sarajevo, à ce titre « survivante, qui se doit d’aider les autres », a bâti, de bric et de broc, un refuge, où passent les éclopés : « où ils puissent venir à toute heure s’asseoir et ruminer, admettre leur mal du pays. Le jeudi, elle encourage les histoires, que tous sachent au moins quelque chose les uns des autres… ». Le « dit » de Fidelma, au sens de la chanson de geste, pourra-t-il se poser là, au milieu de ceux des autres, victimes du bourreau serbe ? Survivra-t-elle aux petites chaises rouges de Sarajevo ?
Rien de trop vite dit, vu et pensé ; regards acérés plus que jugements hâtifs, dans les pages denses du livre d’Edna O’Brien : des faits inéluctables, des massacres et ce retour impensable de « ce que des hommes ont fait à d’autres hommes », et puis, à hauteur des simples gens, au ras du quotidien, les allers-retours incohérents, les contradictions, les chaos des vies déguisées en fautes vraisemblablement inexpiables, et ce chemin de croix, qui les suit. Et qui nous interroge, longtemps après le livre refermé.
Martine L Petauton
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