Les Passeurs de littérature, Amin Zaoui
Il existe bel et bien une poignée d’acteurs culturels qui, de temps en temps, jettent le pont entre les deux rives de la production littéraire, arabophone et francophone. Les passeurs ! Et tant mieux. Tentant, avec un esprit ouvert, d’introduire des fiches de lecture autour du roman algérien de langue arabe dans les espaces médiatiques francophones. Et tant mieux. Il faut rendre hommage à ces quelques plumes bilingues, ces lecteurs bilingues, entre autres Sara Kharfi, Fayçal Métaoui, Amine Idjer, Hacen Ouali, Merzak Bagtache, Djilali Khallas…
À travers l’espace qui leur est réservé, continuent à fournir un noble effort pour une meilleure connexion entre les deux champs littéraires algériens. Mais malgré cet effort fourni, les écrivains arabophones non traduits en français ne jouissent pas de visibilité médiatique dans les titres francophones. Il faut le signaler. Pour illustrer cette non-visibilité médiatique, je rapporte, ici, une histoire qui m’a été racontée par le défunt romancier Tahar Ouettar. Juste, après la traduction de quelques-uns de ses romans, sur un ton étrange, interrogateur et amer, Tahar Ouettar m’a fait cette confidence : “Je me suis senti, pour la première fois, dans la peau d’un écrivain algérien lorsque j’ai été traduit par Marcel Bois.
Le jour où j’ai été traduit en français, en Algérie, même le comportement de mon dentiste a changé envers moi. Grâce à Marcel Bois, je suis devenu connu et reconnu dans la société littéraire algérienne.” Le témoignage de Tahar Ouettar, même s’il remonte à une dizaine d’années, nous montre à quel point la langue, dans la société d’intellectuels en Algérie, est déterminante dans la confection des noms, dans le montage des images et le façonnage des symboles. Ce témoignage reste crédible et réaliste jusqu’à nos jours.
L’écrivaine Ahlème Mostaghanemi est la romancière la plus lue dans le monde arabe. Ses livres sont tirés à des centaines de milliers d’exemplaires. Elle est vue comme une star dans le monde arabe au même niveau que celles de la chanson ou du cinéma. Dès qu’elle a été traduite en français, elle n’a pas attiré grande foule. Ses romans traduits en français sont passés dans le silence, en Algérie comme dans le monde francophone. Sans grand bruit ! Est-ce la faille dans les textes ? Dans le goût du lecteur ? Ou dans la visibilité médiatique ? Dès qu’un romancier arabophone est traduit en français, en Algérie, il fait, en quelque sorte, sa deuxième naissance littéraire et médiatique. Pour ne pas dire sa vraie naissance littéraire. Encore une fois, ce n’est pas le problème de la langue en elle-même ni de la qualité d’écriture (au moins chez quelques-uns) mais c’est tout un ensemble d’enjeux sociologiques et psychoculturels. Des écrivains ont quitté la langue arabe une fois qu’ils ont trouvé un accueil confortable et une reconnaissance plus créatrice en écrivant en français. Le cas de l’écrivaine Sarah Haidar est palpable. Cette dernière a commencé son parcours romanesque en arabe mais sans grand écho. La même auteure, dès qu’elle a publié son premier roman Virgules en trombe en français, s’est trouvée bien accueillie par la presse. Par le lectorat aussi. Et pourtant, il faut le signaler, le courage exprimé dans ses romans en arabe n’est pas loin de celui écrit dans son roman en français. Certes, les journaux arabophones font, en nombre d’exemplaires, un tirage plus consistant par rapport à celui réalisé par les titres francophones. Mais le “nombre” ne fait pas “l’ombre” !
En Algérie, l’arabisation est généralisée dans l’éducation nationale et dans les universités, depuis déjà plus d’un quart de siècle, avec d’énormes carences enregistrées dans l’enseignement de la langue française. Dans une situation linguistique pareille, certes, en nombre, en quantité, le lectorat arabophone est plus élevé par-rapport à celui des francophones. Mais le lectorat arabophone, sans tomber dans la généralisation, a une sorte de rejet vis-à-vis du livre littéraire. Du moins une réticence. Encore une fois, et sans tomber dans la généralisation, c’est un lectorat tourné plutôt vers le livre religieux, pédagogique ou fanatique. Les deux meilleurs livres arabes vendus en Algérie, d’après des statistiques fiables et révisées, sont Tafssir el Ahlam (interprétation des songes) de Ibn Sirin (653–728) et La Tahzane (ne sois pas triste) de Aïdh Al Qarni. Ce genre de lecture nous montre la face et l’identité du lecteur arabophone dans notre pays. Le champ littéraire arabophone, à mon sens, souffre d’un manque de lectorat en conquête du plaisir. Le lectorat décontracté ! Libéré et libre dans son imaginaire.
Amin Zaoui
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