Les orages, Sylvain Prudhomme (par Delphine Crahay)
Les orages, janvier 2021, 192 pages, 18 €
Ecrivain(s): Sylvain Prudhomme Edition: GallimardLes orages est un recueil de nouvelles racontant chacune un moment plus ou moins extraordinaire d’une vie ordinaire, un moment où quelque chose se fissure ou se fêle, grince ou glisse, s’ouvre ou se ferme, pour le pire ou le meilleur – ou pour on ne sait quoi. Si l’on en croit le titre, un orage… qui menace plutôt qu’il n’éclate : ce mot laisse attendre une violence qu’on ne trouve guère dans ces nouvelles, comme si l’auteur n’allait pas au bout de son projet, restait en-deçà, au seuil de l’orage, ouvrant une faille sans y faire tomber personne. Ce qu’on trouve, en revanche, c’est le retour au calme après l’esquisse ou l’idée d’une tempête – on se demande alors ce qui résultera et restera de ces instants d’intensité variable à occurrence unique – et ce qui éclate, ce serait plutôt la vulnérabilité des personnages mis à nu, leur carapace.
Parmi ces récits, assez disparates, certains émeuvent, à des degrés divers, parce que nous connaissons tous, ou connaîtrons un jour, ces instants où a lieu, inopiné, un événement, aussi infime soit-il, qui infléchit ou bouleverse notre existence, qui nous dépouille, un bref ou long moment : ainsi celui où un vieil homme armé d’un taille-haie est pris d’une crise de démence sénile, aussi grotesque que poignante ; ou celui où Awa, une jeune Sénégalaise, se résout à dépenser toutes ses économies pour payer une vaine chimiothérapie à son frère presque mort, et renonce à ses projets, comme si un fatum le lui commandait. D’autres laissent assez indifférent, semblent anodins : ainsi celui où un homme fait l’état des lieux de l’appartement qu’il vient de vendre, songe aux années qu’il y a passées et contemple les traces que lui et sa compagne y ont laissées, ou celui où un homme découvre sa propre tombe au cimetière Lachaise et apprend qu’il ne lui reste que quarante années à vivre.
S’agissant des émotions et des impressions des protagonistes, elles sont dites avec force, parfois avec un excès qui n’est pas très loin du pathos, du moins selon mes jauges – la « bouleversante inconscience » d’un jeune couple dont le nourrisson risque de mourir, le « vertigineux contraste entre notre sidération à tous alentour et leur ignorance de premiers concernés pourtant, de premiers détruits en puissance, miraculeusement intouchés encore, quoique sur le point de voir leur vie à jamais ravagée »… le tout dans la bouche d’une infirmière qui emploie le subjonctif imparfait, ce qui semble un tantinet incongru. Il y a dans ce recueil, çà et là, une ampleur, une verbosité, une emphase, qui sont en résonance avec l’intensité des instants narrés, mais qui semblent aussi compassées, artificielles et desservent à mon sens le propos et l’émotion : ce n’est pas parce que la langue s’enfle que le cœur du lecteur est gonflé du même mouvement. Il n’empêche : ce sont des passages, qui contrastent une écriture plutôt simple et sobre dans son ensemble, élégante et fluide.
Des nouvelles qui émeuvent, donc, mais ne bouleversent pas, ce qui tient aussi à la façon dont sont traités les personnages. Beaucoup n’ont pas de ni prénom ni nom : c’est « il », ou « elle », voire « Grand-Père » ; ce sont des initiales. Il y a bien un Ehlmann, un Balzac ; il y a Awa et ses familiers, et Maureen, mais c’est tout. Cette absence produit un léger effet de dépersonnalisation – chacun pourrait être n’importe qui – et de distanciation –, comment s’attacher à ce qui n’a pas de nom ? Peut-être ce choix a-t-il vocation à conférer aux personnages une dimension universelle, mais il me semble que c’est l’effet inverse qui se produit et que, comme on le sait, c’est le très singulier qui conduit à l’universel – et non l’impersonnel. Qu’on ne sache, dans la plupart des nouvelles, pas grand-chose de ces personnages et de leur histoire, contribue à les mettre à distance : on entre dans l’instant de la faille, mais on ne touche pas, ou peu, l’étoffe de leur vie.
Les orages est un livre au thème intéressant et fécond, mais pas assez fécondé. Un livre qui invite à être plus attentifs aux moments où quelque chose se brise ou se craquelle en nous et, plus largement, à la fugacité de nos existences, à nos fragilités et à tout ce qui se joue sur notre théâtre intime, aussi infime cela soit-il. Un livre qui se laisse lire, sans déplaisir, mais qui passe et ne reste pas.
Delphine Crahay
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