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Les Nuages, Juan José Saer (Par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 23.08.22 dans La Une Livres, En Vitrine, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Roman, Le Tripode

Les Nuages (Las Nubes, 1997), Juan José Saer, éditions Le Tripode, octobre 2020, trad. espagnol (Argentine) Philippe Bataillon, 220 pages, 19 €

Ecrivain(s): Juan José Saer Edition: Le Tripode

Les Nuages, Juan José Saer (Par Léon-Marc Levy)

 

Nos bien connus Pigeon et Tomatis * ouvrent cet ouvrage – écho à une autre grande œuvre de Juan José Saer, l’enquête, dont nous avons parlé ici-même. Les deux amis, éloignés comme toujours par l’Océan Atlantique – l’un est à Paris et l’autre en Argentine – correspondent toujours et, dans une lettre, Tomatis annonce à Pigeon l’arrivée prochaine d’un envoi mystérieux, de la part de Marcelo Soldi que Pigeon avait déjà rencontré, et qui va prodigieusement l’intéresser. Et « À peu près un mois plus tard, l’envoi était arrivé ! c’était une enveloppe de taille moyenne protégée par une garniture intérieure de plastique à bulles, autocollante mais que Soldi, par précaution, avait fermée avec du ruban adhésif transparent, et qui contenait une lettre assez longue et une disquette d’ordinateur ».

Comme dans L’enquête, le roman va tourner autour d’un manuscrit ancien retrouvé qui va en fait constituer le roman entier, Soldi, l’expéditeur, allant jusqu’à en suggérer le titre en nommant le manuscrit.

« Le manuscrit que m’a donné la vieille dame ne comporte pas de titre mais, si j’ai bien compris certains passages, je crois que son auteur ne trouverait pas inadéquat que nous l’appelions LES NUAGES ».

Ce roman dans lequel le burlesque et l’humour sont omniprésents est un roman fou, un roman sur les fous et, aussi, un roman pour les fous. On est au début du XIXème siècle. Le docteur Weiss, bon maître du narrateur le jeune docteur Real, élève de l’école moderniste de psychiatrie – il a fréquenté entre autres la Salpêtrière – entreprend un projet : ouvrir un centre de soins pour les fous au nord de Buenos Aires, dans la région du Rio de la Plata, désolée et miséreuse alors. Il faut dire que l’idée en soi est stupéfiante et relève de la folie. Le roman entier va le confirmer.

Derrière l’épopée rocambolesque néanmoins se cachent deux tragédies.

L’une, celle de la maladie mentale qui, si elle peut faire rire parfois, se montre une des pires terreurs que l’homme puisse connaître. Les familles qui voient un des leurs atteint par cette malédiction sont tétanisées, jetées dans un désarroi total, et les Trois Acacias – nom de l’institution du Dr Weiss – sont le déversoir désespéré qui s’offre à ces gens qui ne peuvent supporter le fou parmi eux. On comprend très vite à la lecture que la « Maison des fous » est fort peu un lieu de thérapie efficace. La plupart de ses pensionnaires en sortent « hébétés et bouffis ». Sa fonction essentielle, et reconnue par les autorités locales et au-delà, est celle d’une sorte de mise à l’écart de personnages dérangés qui dérangent. Les Trois Acacias permettent l’enfermement – dans des conditions décentes – et l’éloignement car si les familles se débarrassent de leurs fous elles ne veulent pas non plus être obligées de faire des visites fréquentes à ce qui constitue une honte pour elles. Derrière les épisodes cocasses que rapporte le « manuscrit », se cache la détresse absolue des malades de l’âme.

L’autre tragédie est le pays d’Argentine lui-même, ravagé en permanence par les calamités naturelles (inondations, gelées paralysantes, famines, pauvreté endémique) et la terreur que font régner des bandes de voleurs armés – celle en particulier d’un certain Josesito, le plus grand cinglé de tout ce roman, assassin à temps plein.

« De toutes parts des laves ardentes nous menaçaient : Indiens, bandits, Anglais, Espagnols, dans cet ordre de férocité croissante, pour ne pas parler des ouragans, inondations, sécheresses, sauterelles, dénonciations, procès, guerres et révolutions ».

Dès le début nous savons que l’institution du Dr Weiss, après quatorze ans d’existence, sera détruite par la troupe d’un chef militaire accusant le docteur de cacher des traîtres à la patrie. La dévastation du bâtiment, la dispersion brutale des malades seront un effroyable moment dont Weiss et Real ne se remettront pas, victimes de l’autre folie, la vraie, l’ivresse du pouvoir et l’autorité militaire, l’injustice et le déni de droit.

« Les années les plus fécondes de notre vie venaient d’être détruites sans la moindre raison par la barbarie qui, pour dissimuler ses instincts inavouables, prétendait s’ériger en ordre et en loi. Je dois aussi faire remarquer que parmi les pensionnaires qu’accueillait la Maison blanche du docteur Weiss, bien que même leurs propres familles les eussent répudiés, aucun n’aurait, tout abandonnés qu’ils étaient par la raison, commis ces actions inqualifiables, ce qui tendrait à prouver – argument que j’ai souvent entendu avancé par le docteur – que la raison n’exprime pas toujours le meilleur de l’humanité ».

Le cœur de l’épopée – Saer dit en postface que ce n’en est pas une, mais ça en a tous les traits – est la traversée conduite par le docteur Real, chargé de ramener de Santa Fe à Buenos-Aires quatre malades pour les installer à la « Maison blanche », accompagné d’une équipe d’infirmiers et de soldats chargés de la protection de la troupe. Traversée véritable, avec des accents odysséens, tant pièges, catastrophes, incidents – des plus drôles aux plus terribles – vont s’acharner sur la caravane. Quatre fous, quatre portraits parfois désopilants, parfois pitoyables de personnages qui ont quitté les territoires de la raison commune mais, nous dit Saer, qui n’en ont pas moins une raison. Du jeune homme de bonne famille frappé de stupeur pathologique, au mégalomane qui se prend pour Dieu, à la jeune nonne érotomaniaque et au jardinier idiot, la Dr Real a du travail pendant le voyage.

Au-delà du récit picaresque, Saer nous dit quelque chose d’important sur le champ de la psychiatrie, quelque chose dont la modernité, l’actualité gardent l’essentiel : la psychiatrie est une légende, elle sert à écarter les malades de la famille et du socius, à les garder enfermés un temps donné, à les traiter avec les moyens les plus primaires (à l’époque, douches froides, isolement, camisoles. Plus tard et jusqu’à nos jours électrothérapie, psychotropes massifs). Saer fait une allusion fugace mais glaçante à l’état de la jeune nonne délurée et nymphomane à sa sortie après trois ans de séjour à la Maison blanche.

« Au bout de trois ans, l’Église, qui envoyait régulièrement des émissaires à la Maison pour suivre l’évolution  de sa maladie, décida qu’elle était guérie et la créature qu’ils récupérèrent pour la renvoyer en Espagne était une espèce de boule de chair recouverte de l’habit noir, une femme d’un âge incertain, silencieuse, qui se déplaçait avec la lenteur et la maladresse d’une vache, les yeux perdus et éteints, et dont le seul signe extérieur de vie était les joues rouges, lisses et brillantes, sur un visage arrondi, tellement gonflé qu’il semblait sur le point d’éclater ».

Cette femme était certes folle, mais tellement vivante, joyeuse, drôle, que ce destin terrible semble un cauchemar. On pense, entre autres, au superbe roman de Ken Kesey en 1962, Vol au-dessus d’un nid de coucou (One Flew Over a Cuckoo’s Nest). En deux siècles (et plus) la psychiatrie n’a pas avancé dans le traitement des pathologies lourdes.

Métaphore de la déraison et de la tragédie de la condition humaine, la traversée de la cohorte de Real dit l’abandon, la solitude radicale, de l’homme en ce monde et la porosité permanente de la raison et de la folie. Comme un monde déserté par Dieu qui laisse les humains à leur sort d’animalcules désespérés.

« Nous avançâmes une journée entière en nous éloignant de l’eau vers le pur désert, et quand au crépuscule nous installâmes le camp en face d’un soleil rond, rouge et bas, énorme, qui touchait déjà presque la ligne d’horizon, soulignant d’un halo rougeâtre et brillant le contour des choses, j’eus l’impression, plus triste qu’effrayante, que c’était au centre même de la solitude que nous étions parvenus. Sur cette terre plate que bientôt la nuit escamoterait, il me sembla durant quelques instants que nous étions la seule chose vivante à s’agiter sous ce soleil étranger, écrasant et dédaigneux ».

 

Léon-Marc Levy

 

* Héros récurrents des romans de Saer

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A propos de l'écrivain

Juan José Saer

 

Juan José Saer, né le 28 juin 1937 à Serodino (en) (province de Santa Fe, Argentine) et mort le 11 juin 2005 à Paris (France), est un écrivain argentin. Il pratiqua différents genres littéraires mais c'est surtout dans le champ de la narration et du roman qu'il s'est exercé et que son talent a bénéficié d'une large reconnaissance. Il est considéré comme l'un des plus grands écrivains argentins contemporains1.

A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /