Les noirs chevaux des Carpates, Virgil Gheorghiu (par Eva Philippon)
Les noirs chevaux des Carpates, Virgil Gheorghiu, Editions du Rocher, 2008, trad. roumain, Livia Lamoure, 294 pages, 21,30 €
Parmi les œuvres d’une grande richesse mais malheureusement méconnues de l’auteur roumain Virgil Gheorghiu, éclipsé par de violentes cabales, Les noirs chevaux des Carpates, publié en 1961, offre un éblouissant portrait oblique des hauts idéaux de cet homme qui est toujours resté vertical face aux soubresauts de l’Histoire et aux vicissitudes de son parcours littéraire.
Pénétrer chez les Roca, ancestrale famille de montagnards aux confins des Carpates, c’est découvrir un monde où tout – la vie, la mort, la conscience de soi, les valeurs, jusqu’aux motifs des habits – est une affaire de géométrie. Mais cette mathématique des hauteurs exclut la courbe ; ce serait trop aimable, trop engageant, une invitation à l’indolence à tout le moins. Pour cette famille que le compromis révulse et que le sens de l’honneur exalte, seule vaut la ligne droite, verticale comme les sapins, avant que la mort ne vienne opérer un simple changement de configuration.
Et cette ligne de conduite n’est pas moins tranchante que la lance de Saint Georges anéantissant le dragon, scène représentée sur l’icône domestique, où, étrangement, seule la pointe de la lance dans le dragon est illuminée par la veilleuse, tandis que le saint demeure dans l’ombre. Eclairage ambigu car, dans cette famille dont « le sommet de la tête atteint l’azur et les étoiles », la punition, la vengeance païennes l’emportent sur les vertus saintes chrétiennes.
Et singulièrement, les personnages chevaleresques que le roman donne à cet univers âpre des sommets carpatiques, sont trois femmes, d’une même famille éleveuse de chevaux de race, qui, de mère en fille, se transmettent un code de l’honneur qui vient fortifier la trempe de leur caractère et de leur âme. Femmes passionnées, entières, elles sont aussi altières, et surtout avides d’absolu – de justice, d’amour, de pureté – jusqu’à l’intransigeance, si bien que lorsqu’elles rencontrent le vulgaire, le commun, autrement dit la « boue » que représentent l’adultère, la peur de la mort éprouvée par l’être aimé, la hantise d’accoucher d’un monstre, elle se cabrent, mues qu’elles sont par leur désir de dignité exacerbé. Le destin s’acharne à leur faire courber la tête, mais ces femmes orgueilleuses et inflexibles résistent, combattent dans un refus obstiné de soumission, même lorsqu’il s’agit de prendre les rênes de la voiture à cheval princière pour échapper à un contingent armé de Bolcheviques avinés.
Si la Première Guerre mondiale et la révolution d’Octobre croisent la destinée des héroïnes, elle ne suffisent pas à ôter l’impression générale d’atemporalité propre au mythe. Gheorghiu puise en effet non seulement dans la mythologie locale où les ancêtres Daces, ce peuple de justes et d’immortels, ont la part belle, mais aussi dans la mythologie grecque, en rapprochant ses héroïnes des fières Amazones. Et si le souffle du roman emporte le lecteur dans une superbe cavalcade aussi terrible que majestueuse, c’est que l’auteur parvient à imprimer un rythme très particulier, qui emprunte à l’écriture épique son principe de reprise et de variation, tant au niveau thématique – la hantise de l’infidélité, du mensonge, les chevauchées intrépides, la malédiction – que stylistique. Et c’est à ce niveau-là précisément que se loge la singularité du roman, que jaillit sa poésie vigoureuse, qui entête longtemps une fois le roman achevé. En effet, la mère et sa fille ne cessent de se définir, de se caractériser à travers des discours qui exposent un univers mental et moral peuplé voire hanté par les éléments naturels qui les environnent : le torrent, le sapin, la roche, les étoiles, la résine reviennent inlassablement composer un système musical et cosmique de valeurs, de pensées : « A l’instant où je me jette du haut de la roche maternelle dans la vie, je deviens torrent. A l’instant où je prends mon départ, je ne peux plus m’arrêter. Je tombe de ma roche verticalement, en cascade, vers l’accomplissement de mon destin, vers mon but. Je me déchire, je me broie et je broie les roches qui sont près de moi. Comme le torrent. En écumant ». L’intrigue est scandée de discours imagés qui donnent l’impression de s’enrouler autour d’une spirale d’échos, éloignant le roman de toute vraisemblance psychologique, d’autant plus que cette épopée tragique se teinte aussi de la féerie du conte dès lors qu’un beau prince russe s’installe dans le village.
Cependant, au seuil de ce roman qui relève de ces genres multiséculaires, Virgil Gheorghiu prend soin d’indiquer que ce « n’est pas une œuvre de fiction pure mais – plutôt – une chronique du monde d’où je viens », et cela se sent. La nostalgie pour le pays natal est palpable dans ce roman qui inaugure une tétralogie romanesque imprégnée de ce que Thierry Gilleboeuf nomme « roumanitude » dans sa préface : après La Maison de Petrodava suivent Les Immortels d’Agapia, Le meurtre de Kyralessa et La Condottiera, où, à chaque fois, le village natal de l’auteur se métamorphose, revêtant un nouveau nom chargé de sens, comme d’ailleurs tous les noms propres chez Gheorghiu : Petrodava, mot daco-gète signifiant « la cité de pierre », Agapia, du mot grec « agapè » renvoyant à la charité, l’amour spirituel. Et aussi romanesques que puissent paraître les héroïnes et leurs hauts faits, elles portent en elles le souvenir de la grand-mère et d’une tante de l’auteur. Ressentant douloureusement le déracinement, Gheorghiu parvient à trouver la forme littéraire capable à la fois de rendre hommage à la farouche indépendance de ces figures disparues et de retrouver paysages, habitats et traditions, « la grande liturgie cosmique » de son enfance moldave. « Dans sa propre patrie, chaque homme est un prince. Chacun porte sur la tête, chaque soir, l’étoile de sa naissance. (…) Les prolétaires ne sont pas les gens qui travaillent dans les usines, mais uniquement ceux qui vivent hors de leur patrie. Les exilés. Ceux-là, ils n’ont même plus de mots pour rire ou pour pleurer ».
Eva Philippon
Virgil Gheorghiu (1916-1992) : Fils d’un modeste pope, il naît en 1916 dans un petit village de Moldavie roumaine, dans les Carpates. Il commence sa carrière littéraire en tant que poète et est publié dans des revues renommées. Il étudie à la faculté de lettres et de philosophie de Bucarest, travaille dans des journaux comme reporter de faits divers puis reporter de guerre en Bessarabie où les combats font rage entre les troupes russes et roumaines. Il devient célèbre avec ses livres de reportage. Il est ensuite nommé attaché culturel et de presse auprès de l’ambassade roumaine à Zagreb. En 1944, sa femme et lui refusent de rentrer en Roumanie, désormais occupée par les troupes soviétiques. Ils fuient alors l’invasion russe et pendant deux ans, sont transférés de camp en camp dans la zone américaine. Ils arrivent à Paris à pied et clandestinement en 1948. En 1949, il publie La vingt-cinquième heure où il dénonce la déshumanisation du monde moderne. Mais la justesse de la réflexion et son anticommunisme en un temps où les intellectuels français se rallient au Parti communiste français provoquent la formation de cabales. Les calomnies contribuent à ensevelir son œuvre dans l’oubli. Il écrit une quarantaine de romans, en roumain et, dans les dernières années, en français. Il devient prêtre puis patriarche de l’Eglise orthodoxe roumaine de Paris.
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