Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi (par Patryck Froissart)
Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz, Primo Levi, Gallimard (Arcades), 1989, trad. italien, André Maugé, 200 pages, 12,50 €
Ecrivain(s): Primo Levi Edition: Gallimard
Paru initialement en 1986 sous le titre original I sommersi e i salvati, cet ouvrage est l’ultime écrit publié du vivant de Primo Levi, mort l’année suivante. Le titre ne permet pas de saisir avant lecture la thématique fondamentale de cette longue et profonde et féconde réflexion sur les raisons ou plutôt les déraisons historiques, sociologiques, politiques, qui ont provoqué la solution finale, mettant à la fois en parallèle et en opposition d’une part ceux et celles qui ont disparu dans la nuit et le brouillard de la plus horrifiante et la plus insensée des abominations mises en œuvre par l’homme contre sa propre espèce, d’autre part ceux et celles qui y ont survécu, victimes, bourreaux et complices, et posant un certain nombre d’interrogations cruciales. Il y a eu d’abord celles qui se sont imposées à l’auteur lorsqu’il a appris la parution, en 1959, en Allemagne, d’une version en allemand de Si c’est un homme.
Je me sentis envahi par une émotion violente et nouvelle, le sentiment d’avoir gagné une bataille.
[…]
A l’annonce de ce contrat, tout était changé et m’était devenu clair : j’avais bien écrit ce livre en italien, pour les Italiens, pour nos enfants, pour ceux qui ne savaient pas, pour ceux qui ne voulaient pas savoir, pour ceux qui n’étaient pas encore nés, pour ceux qui, de bon gré ou non, avaient donné leur consentement à l’offense, mais ses destinataires véritables, ceux contre qui le livre était pointé comme une arme, c’étaient eux, les Allemands.
Alors Primo Levi veut savoir, et cela lui est vital, quel regard portent rétrospectivement sur l’Holocauste les Allemands et consorts qui ont traversé le Troisième Reich en adultes doués sensément de raison.
Il faut se rappeler que quinze années seulement s’étaient écoulées depuis Auschwitz : les Allemands qui allaient me lire étaient « ceux-là », non leurs héritiers. D’oppresseurs, ou de spectateurs indifférents, ils deviendraient des lecteurs, j’allais les attacher devant un miroir. L’heure de rendre des comptes, de jeter cartes sur tables, était venue. Et surtout l’heure du dialogue. La vengeance ne m’intéressait pas…
Il entame alors une correspondance suivie avec de nombreux lecteurs Allemands, et adresse deux questions essentielles, claires, nettes, directes à ceux-ci et celles-ci, citoyens et citoyennes germaniques de tout grade plus ou moins impliqués dans l’entreprise d’extermination et à tous ceux et celles qui ont laissé faire, ce qui inclut pour l’auteur le peuple allemand dans sa totalité (à quelques rares exceptions près) et les populations des pays alliés à Hitler et activement ou passivement associés à son immonde entreprise génocidaire : « Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous rendiez-vous compte que vous commettiez un crime »
Le chapitre VIII de l’ouvrage est consacré à ces échanges épistolaires, à l’analyse et au commentaire d’une quarantaine de lettres envoyées à l’auteur par les Allemands de 1961 à 1964, en pleine période de construction du Mur.
Les réponses [que j’ai reçues] à ces deux questions, ou à d’autres du même genre, se ressemblent beaucoup, indépendamment de la personnalité de celui qu’on interroge, que ce soit un homme de profession libérale ambitieux et intelligent comme Speer, un fanatique glacé comme Eichmann, des fonctionnaires aux vues courtes comme Stangl, de Treblinka, et Höss, d’Auschwitz, ou des brutes obtuses comme Boger et Kaduk, inventeurs de tortures…
Celle qui suscite le plus la colère de Primo Levi, écrite par un docteur, qui rejette toute la responsabilité, entière et totale, qui disculpe sa propre personne et le peuple allemand qui aurait été contraint de choisir entre Staline et Hitler, dont « l’élection » a été reconnue à l’international par tous les états puisqu’ils ont maintenu leurs relations diplomatiques avec l’Allemagne, et par le pape puisqu’il y a eu signature du Concordat… Et ce brave docteur, qui a vécu en Allemagne toute l’époque nazie, qui se lave non seulement les mains mais surtout la conscience, d’aligner ces terribles insanités qui ne pouvaient manquer de provoquer chez le destinataire de sa lettre une compréhensible fureur :
Et maintenant la question la plus délicate, la haine insensée [d’Hitler] contre les Juifs : eh bien cette haine n’a jamais été populaire. L’Allemagne était estimée à juste titre le pays le plus amical envers les Juifs du monde entier. Jamais, pour ce que j’en sais et ce que j’ai lu, durant toute la période hitlérienne jusqu’à sa fin, jamais on n’a eu connaissance d’un seul cas d’outrage ou d’agression spontanée aux dépens d’un Juif. Toujours, et uniquement, de (très dangereuses) tentatives pour leur venir en aide…
Laissons les futurs lecteurs de cet ouvrage découvrir la réponse, pesante et pesée, de Primo Levi. Les autres réponses reçues sont « très différentes. Elles ébauchent un monde meilleur ». Quoi qu’il en soit, cette correspondance entre un rescapé de l’Holocauste et les citoyens de la nation qui l’ont monstrueusement décrété et organisé est édifiante.
L’ouvrage de Levi ne se limite pas à la publication de cette documentation épistolaire, qui n’en constitue qu’un des huit chapitres, respectivement intitulés :
– La mémoire de l’offense, ou comment l’Histoire, officielle ou non, les récits, les témoignages, les procès, les mensonges, le révisionnisme des uns, le négationnisme des autres, ou tout simplement le temps qui passe, qui efface, qui falsifie, simplifie, ou modifie consciemment ou non la mémoire du vécu chez l’oppresseur et la victime, et chez leurs héritiers, influent, d’une manière ou d’une autre, de façon collective et individuelle, sur la réalité de ce qui s’est passé.
– La zone grise, ou le statut des « privilégiés » parmi les déportés de chacun des camps d’extermination.
– La honte, tentative d’analyse de cet étrange sentiment de culpabilité éprouvé, non pas tant par le peuple oppresseur que par nombre de rescapés eux-mêmes.
– Communiquer, réflexion sur les difficultés de communication à l’intérieur des camps, entre déportés de nationalités et de langues diverses, entre déportés et gardiens et bourreaux, entre les rescapés et leur entourage au retour de l’horreur.
– La violence inutile, illustration de l’acharnement et de l’imagination infinie des bourreaux à déshumaniser et à torturer « gratuitement » dès l’entassement dans les wagons à bestiaux jusqu’à la chambre à gaz et le four crématoire en passant par toutes les phases de la vie, de la survie quotidienne des déportés.
– L’intellectuel à Auschwitz, polémique courtoise de l’auteur sur les positions d’un « ami disparu », Jean Améry, exprimées dans un « essai amer et glacé qui porte deux titres : L’intellectuel à Auschwitz, et Aux frontières de l’esprit », portant sur la question : « Être un intellectuel à Auschwitz, était-ce un avantage ou un inconvénient ? ».
– Stéréotypes, ou comment un rescapé répond aux questions naïves, parfois, hélas, agressives ou potentiellement culpabilisantes, du genre :
Pourquoi ne vous êtes-vous pas enfuis ?
Pourquoi ne vous êtes-vous pas révoltés ?
Et cetera…
– Lettres d’Allemands
Conclusion : un ouvrage aussi incontournable que Si c’est un homme.
Patryck Froissart
Né à Turin en 1919, chimiste de formation, Primo Levi, déporté à Auschwitz en 1944, est mort en 1987. Son livre, Si c’est un homme, est justement considéré comme l’un des plus importants témoignages sur l’univers concentrationnaire. Il a été traduit dans le monde entier.
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