Les Naufragés du Wager, David Grann (par Léon-Marc Levy)
Les Naufragés du Wager, David Grann, éditions Du Sous-Sol, août 2023, trad. anglais (USA), Johan-Frédérik Hel Guedj, 448 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): David Grann Edition: Editions du Sous-Sol
David Grann puise, ouvrage après ouvrage, la matière de son travail dans la réalité. Il met les mains jusqu’aux coudes dans la pâte du réel et en fait des fictions plus fictionnelles que les fictions. L’incroyable matériau qu’il réunit avant d’écrire dépasse toute entreprise d’investigation : plus de 150 ouvrages, textes d’époque, journaux de bord, journaux intimes, rapports maritimes ont été ici utilisés pour construire, mieux pour re-construire, cette folle équipée du Wager et de son escadre de voiliers, cette terrifiante histoire qui rejoint les plus inoubliables récits de marins. Les éléments qui élaborent cette narration sont en effet essentiellement des récits de marins, des témoignages écrits par les acteurs du drame avec une précision, une rigueur en lesquelles Grann fait parfaite confiance car « ces hommes croyaient que leurs vies mêmes dépendaient de ces récits. S’ils échouaient à proposer une version convaincante des faits, ils risquaient de finir pendus ou ligotés à la vergue d’un navire ».
Mais Grann n’est ni un journaliste d’investigation ni un historien. C’est un grand romancier car, à propos de ce formidable « roman », il faut d’abord parler du style de David Grann et de son économie rare : serré, condensé, capable de dire en dix lignes ce que des tâcherons diraient en dix pages. Il faut aussi, évidemment, parler de la traduction fluide, soyeuse, rigoureuse de Frédérik Hel Guedj, qui fait de cette lecture un bonheur permanent. Le brio de ce style et de cette traduction nous intègre totalement à la tension rare qui régnait sur ce voilier maudit parti dans une course lointaine au milieu du XVIIIème siècle. Le Wager.
Rares sont les romanciers capables de donner par la seule magie de la phrase une telle ampleur à un tableau vivant :
La coque monumentale, longue de quarante-quatre mètres et large de douze, était amarrée à une cale d’accostage. Des charpentiers, des calfats, des gréeurs et des menuisiers s’activaient sur les ponts du bâtiment comme une colonie de rats (qui étaient légion). Une cacophonie de marteaux et de scies. Les rues pavées des alentours étaient encombrées de brouettes et de chariots tirés par des chevaux qui bringuebalaient bruyamment, entourés de porteurs, de marchands ambulants, de vide-goussets, de marins et de prostituées. Un bosco lançait de temps à autre un coup de sifflet à vous glacer le sang. A ce signal des hommes d’équipage sortaient des tavernes en titubant, prenaient congé de leur amante et se hâtaient de gagner leur bâtiment sur le départ afin de s’épargner le fouet de leurs officiers.
La puissance et l’effroi distillés par ce livre sont surdéterminés par la situation objective des hommes qui le hantent : un navire, en ces temps-là, est une prison flottante, un microcosme coupé du reste du monde. Pas de communication avec l’extérieur, pas de ravitaillement, un repli absolu sur le groupe composé de l’équipage et de son encadrement. Le Wager fait partie d’une petite escadre anglaise de 4 voiliers mais cela n’enlève guère à l’enfermement du navire. On a dit, ici même, que le Pequod d’Herman Melville était l’univers en soi et pour soi, portant dans ses flancs toute la tragédie de la condition humaine et c’est bien à Melville que Grann pense en écrivant ce récit, Melville, plusieurs fois cité au cours du roman. Pas de monstre terrifiant dans les mers autour du Wager ; le monstre est à bord, qui ronge les hommes et prépare le désordre létal.
David Grann a bien compris et déployé la terreur-en-soi qu’est la vie quotidienne des marins sur un voilier au XVIIIème siècle : une oppression effroyable, liée certes à la solitude et la promiscuité (étrange couple pourtant en œuvre permanente), au danger que représente l’Autre à chaque instant (par sa violence ou sa folie), mais aussi par la rigueur impitoyable d’une hiérarchie de fer, qui fait de chaque membre d’équipage le sujet soumis au pouvoir absolu, implacable du capitaine et de ses officiers. L’ordre d’un navire alors est tenu en main par un Dieu effrayant, ayant à chaque instant droit de vie et de mort sur tous les hommes d’équipage.
Le capitaine Kidd, qui supervisait depuis la dunette, constituait le point culminant de cette pyramide. En mer, hors de portée de tout gouvernement, il détenait une autorité hors norme.
Les journaux personnels, les mémoires privés, toutes les traces écrites qui font la source de ce récit, sont intégrés au fil de la narration par David Grann. Les acteurs de cette affreuse épopée deviennent ainsi les personnages-narrateurs du roman. On ne les raconte pas, ils se racontent, intervenant dans un tricotage permanent du récit de Grann et de leurs propres récits. Grann fait encore plus bouger les lignes entre réalité et fiction en dynamitant tout au long du récit la frontière du direct et de l’indirect.
La terreur c’est aussi, comme une volonté du monde de s’acharner sur les hommes du Wager, le scorbut, effrayant mal qui fait déraisonner les hommes avant de les tuer.
Le révérend Walter notait encore que « cette maladie est ordinairement accompagnée d’un étrange abattement d’esprit, de frissons, de tremblements et d’une grande disposition à être frappé de terreurs violentes au moindre accident. Un expert médical l’assimila à “la chute de l’âme tout entière”. Byron* voit certains hommes basculer dans la démence où, ainsi que l’écrivit un de ses compagnons, la maladie leur « montait au cerveau et ils couraient en tous sens, pris de folie furieuse ».
L’enfer absolu c’est le Cap Horn. Le Wager devient un bout de bois au gré des grandes tempêtes. La survie d’une bonne partie de l’équipage et des officiers fait figure de miracle incroyable. Et l’échouage du voilier sur les rochers, l’arrivée sur un bout de terre, semble une chance inespérée. Semble. Le paradis robinsonien du début va sombrer peu à peu dans les abîmes de la noirceur, celle des hommes affamés, avides, amoraux ; une troupe de bêtes qui n’agissent que pour leur survie. Et c’est un enfer dantesque.
Et c’est de l’enfer que surgiront un jour, sur les côtes brésiliennes des mois plus tard, les fantômes hagards qui seront narrateurs de cette histoire, sous la direction magistrale de David Grann.
Commence alors une autre guerre : après celle des hommes, celle des récits des hommes où est la vérité ?
Quoi qu’il arrive, ce livre est le livre de la Rentrée 2023.
Léon-Marc Levy
* John Byron est un jeune enseigne de vaisseau, destiné à devenir plus tard le grand-père du poète George Gordon Byron dit Lord Byron.
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