Les Mystères d’Alexandre Le Grand, Michel De Grèce, Stéphane Allix
Les Mystères d’Alexandre Le Grand, septembre 2014, 240 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Michel de Grèce et Stéphane Allix Edition: Flammarion
Deux expériences individuelles assez sensiblement différentes auront préfiguré la matière de cette étude. Les notes prises autrefois par Michel de Grèce à l’écoute patiente d’un historien anglais atypique, une vision fantasmagorique vécue autrement par Stéphane Allix durant un voyage exotique rapportent l’élan séparé de l’écrivain et du journaliste à la rencontre d’une fascination commune. Ce qui les rapprochait tous deux comprenait tant et si bien déjà leur particulière attirance pour le roi macédonien Alexandre. Cette emprise passionnelle partagée inspira dès lors la mouture de ce livre écrit comme une sonate à deux plumes. Non point nième revue biographique du héros antique et conquérant militaire « grec » cédant à la postérité les traits de gloire d’une civilisation occidentale puisés à sa source, l’ouvrage entend cette fois dévoiler les dons cachés qui distinguèrent le légendaire stratège hellénistique et colonisateur du monde : les mystères de sa réalité humaine et historique révélés par les fondements invisibles de son esprit charismatique… Façon peut-être, après un ébouriffant marathon psychologique, de mettre un terme aux plis ?
« Certes, rien n’est venu apporter la preuve que la vie se poursuit après la mort, mais rien ne prouve le contraire non plus… » (p.36). Afin d’étayer sa théorie développée tout au long de cet ouvrage dédié au « grand » Alexandre, Stéphane Allix s’appuie sur cette question irrésolue de nos destinées. Elle justifie sa foi dans certains processus émancipés de science ou de rationnel mais qui, selon lui, interfèrent pourtant par voie de psychisme sur le devenir humain. Aussi bien s’agit-il d’entendre que peu d’individus demeurent élus à « maîtriser différentes capacités de perception extrasensorielle », autrement dit, les vertus héritées de ce qui serait un sixième sens. Voyants, médiums, spirites, hommes et femmes qui prétendent communiquer avec d’autres formes d’existence seraient le lot de ces privilégiés ayant accès aux vérités finales du monde et de la vie. Suppositions et hypothèses restent bien entendu le socle de foi le plus solide sur lequel repose cet édifice mais du haut duquel s’offrent bientôt, pour reprendre l’expression de l’auteur, des perspectives vertigineuses.
A partir d’un homme à la réputation exceptionnelle, vient le temps d’ouvrir maintenant les yeux sur sa « réalité plus large et extrêmement excitante ». Le mythique Alexandre serait ici celui à qui deviendrait visible l’invisible, décelable l’indécelable, révélé le caché, lumière les ténèbres, limpide l’inexpliqué, parfois blanc le noir aussi, etc. Un dualisme se sera répandu sur son être-personne, tout comme la pythie de Delphes en connaissait probablement les sensations :
« Sa conscience est toujours présente, mais elle reste une observatrice, elle ne peut pas contrôler cette force lorsqu’elle l’entraîne dans telle ou telle direction. Il sait fort bien qu’il ne maîtrise pas cette force, comme il sait qu’elle est la base de son génie, de sa vision des choses, des impulsions qui lui font prendre ses décisions » (p.64).
Un individu victime de ses pulsions intérieures, en quelque sorte !
A la mesure des auteurs les plus sérieux qui se seront penchés sur le cas certes singulier d’Alexandre, il ne sera pas inutile de se souvenir d’abord de la consistance et de la manière de tout ce qui nous aura été rapporté de lui. Aux premières pages du livre que lui consacra le très sérieux helléniste Jacques Lacarrière sous le titre La légende d’Alexandre, cet avis préliminaire sonne aussitôt telle une alerte criante : « Rappelons qu’il n’existe aucun texte qui date de cette époque, que tous les récits, journaux et notes qu’ont pu rédiger les compagnons d’Alexandre n’ont jamais été retrouvés, et que seuls les textes historiques le concernant sont ceux de Plutarque, Quinte-Curce et Arrien, écrits quatre siècles après sa mort ». L’histoire d’Alexandre, c’est en somme un peu celle de « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours »…
Au départ de son œuvre assez sobrement intitulée Alexandre, le très avisé professeur de grec, Paul Faure, précise à son tour sur ce cas d’étude : « C’est à peine si nous connaissons les étapes essentielles de sa carrière, des treize années qui l’ont porté de Pella, capitale de la Macédoine, à Babylone, où il est mort. Alors que dire ou deviner de sa volonté personnelle en cette fulgurante aventure ? ». On le sait fort bien par ailleurs, le prestige qu’exerça Alexandre après lui sur Rome et de façon propice à quelquestratègos autokratôr, notamment sous la personne de Jules César, lui réserva ultérieurement cette place honorifique que pourtant nombre de ses contemporains lui dénièrent, à commencer par les Grecs eux-mêmes. Cela n’aura pas échappé à l’agrégé de lettres cité avant qui précise encore : On connaît le mot de Diogène : « Retire-toi de mon soleil », les moqueries des auteurs comiques qui le traitaient d’ivrogne, les dédains de Démosthène : « Ce petit jeune homme… il veut des autels, eh bien, qu’on les lui élève ! Cela a si peu d’importance ». Un peu plus loin, cet aveu : « La gloire d’Alexandre en elle-même pourrait bien n’être rien ».
La littérature romaine ne fut pas, elle non plus, exempte de ces rejets profonds qu’avait explicitement soulignés Démosthène auparavant. Sur cette question le très scientifique Gérard Colin offre de son côté un double éclairage complémentaire :
– Lucain exhale son exécration pour le Macédonien. Dans le poème qu’il composa peu avant d’être contraint au suicide par Néron, le neveu de Sénèque trouva des accents immortels et rageurs, crachant sur le caveau funèbre « où repose l’insensé rejeton de Philippe de Pella, ce brigand heureux qu’emporta le destin vengeur du monde, lui qui se précipita en entassant les cadavres et lança son épée par toutes les nations : fatal fléau de la terre, foudre bonne à frapper également tous les peuples et astre de malheur pour le genre humain ».
– L’explication du jugement dualiste de l’Antiquité est relativement simple : les écrivains de langue grecque ou latine traitant d’Alexandre écrivent entre le moment où Rome, alors encore république, vient d’achever la conquête du monde connu et celui qui voit l’Empire dominer définitivement sur l’Asie mineure et le Proche-Orient hellénisé. Il résulte de ces circonstances historiques un état d’esprit où dominent tour à tour l’exaltation du succès, préfiguré par un Alexandre héroïsé, et le mépris plus ou moins condescendant pour les vaincus médiocres ou dégénérés, lointains successeurs du Conquérant à la tête de la Macédoine, de l’Egypte ou de la Syrie. L’image du fondateur pâtit alors du rapprochement ; elle était déjà souvent tournée au noir par les Grecs, contraints et forcés en leur temps d’épouser la politique macédonienne, dont les penseurs et les philosophes vantent la liberté et condamne l’absolutisme.
La réunion de tels discrédits rapportant sous un autre jour la connaissance du désigné grand souverain de Macédoine inciterait quiconque à une extrême prudence quant aux affirmations de toutes sortes greffées avec assurance sur sa personnalité, son caractère et sa réputation. Mettre en œuvre sa psychanalyse malgré le flot immense des lacunes ou incertitudes qui entourent le personnage, c’est aussi ce que se seront raisonnablement abstenus d’entreprendre les biographes cités plus haut.
Dans ce qui nous est le plus souvent resté du parcours historique d’Alexandre, y compris au travers du cadre rapporté ci-dessus, mille occasions se prêtent pourtant encore au rendez-vous du sensationnel et du merveilleux. « On dirait les images d’un film d’aventures défilant en accéléré » relève avec malice le subtil Jacques Lacarrière. En cela pourrait-on même dire que Plutarque et Arrien furent les premiers scripteurs-cinéastes de l’extraordinaire et du prodigieux, qu’à une autre époque se serait arrachés Hollywood. Jacques Lacarrière résume, avec la hauteur de son esprit talentueux, l’art et la manière :« Ainsi la vie, les exploits, les combats d’Alexandre le Grand ont pu, très tôt, s’identifier à ceux des grands héros mythiques, en particulier d’Héraclès. Les mystères qui entourèrent, de son vivant, sa naissance et son origine, favorisèrent la fable de son ascendance divine, et les combats prodigieux qu’il mena sur des terres inconnues avant lui, contre des peuples plus ou moins étranges, devinrent des combats contre les forces et les êtres irrationnels du monde : monstres, sauvages, barbares. Alors l’épopée d’Alexandre devenait claire et les questions laissées sans réponses par Plutarque prenaient tout leur sens : comme Héraclès, Gilgamesh, Ulysse et autres héros mythiques qui se heurtèrent aux monstres et à l’absurde, Alexandre avait lui aussi, combattu pour donner à l’univers un ordre et un sens. Il devenait un conquérant de l’Absolu ».
Cette posture ne contredirait pas les dispositions d’un pur mégalomane, quand bien même se verrait avant cela le maquillage soupçonneux dont Rome farda parfois ce héros hégémoniste pour soutenir ses propres menées impérialistes.
Une telle démystification ne laisse ainsi pas beaucoup la porte ouverte aux incrustations de l’ésotérisme, des sciences occultes ou de la parapsychologie, dès lors qu’à la fable dite ces trois notions restent totalement suspendues. L’irréprochable clarté d’écriture de nos deux auteurs introspectifs d’Alexandre suffira-t-elle à détourner du pesant angélisme que rapporte à travers leurs lignes et en continu cette soi-disant lumière jetée sur les obscurités magiques d’un cerveau illustrissime ? Olympias (mère putative ou péripatéticienne empressée ?), la consultation au désert égyptien de l’oracle de Zeus-Ammon, la rencontre du prêtre-guérisseur afghan puis le vécu au côté du mystique Kalanos ne sont ici jamais des appoints argumentaires très hallucinants ou extravagants. Ceux que le sensationnel émoustille y trouveront leur compte, à bon conte sûrement aussi. En dernier lieu, on ne saurait oublier combien de démarches, de spéculations ou supputations de cet ordre auront parfois ouvert, par dangereuses aspirations, la voie au sectarisme, aux théories de la supériorité des races, aux lois de l’eugénisme, à celle de l’élitisme et plus simplement à l’entretien ciblé des mythes ou du culte de la personne pour la soumission des corps et âmes. Aucune dérive de cet acabit ne paraît bien entendu découler directement du mode entrepris par nos deux auteurs subjugués, quand ces plus insidieux écueils méritaient toutefois d’être évoqués ici.
Un livre divertissant, mais dont pourront faire économie ceux qui ne souhaitent pas s’engluer dans les exaltations sensationnalistes qu’infligeront aux esprits curieux les chantres plutôt sympathiques de cet univers mental aux sécrétions phénoménales et prodigieuses. « Alexandre et ses mystères », héros pointé sur l’échelle de riches terres conquises…
Vincent Robin
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