Les Murmures du ciel, ou quand revient Jeanne, Erik L’Homme (par Gilles Banderier)
Les Murmures du ciel, ou quand revient Jeanne, Erik L’Homme, Éd. Héloïse d’Ormesson, mars 2023, 224 pages, 19 €
Chaque écrivain, même le moins doué des épigones, se considère à tort ou à raison comme unique (c’est fondamentalement vrai, comme pour tout être humain) et n’apprécie pas toujours qu’on le compare à un autre. Au risque assumé de le vexer (alors qu’il s’agit d’une comparaison flatteuse), Erik L’Homme évoque en sa dernière œuvre le Jean Raspail de L’Anneau du pécheur, ce roman magnifique sur une lignée spectrale et parallèle de Souverains Pontifes qui se serait déroulée depuis les papes d’Avignon et aurait survécu jusqu’à Jean Paul II. Mais, comme le demandait Raspail, qui peut dire si ces « antipapes », rejetés dans les limbes par l’historiographie pontificale, n’auraient pas été en des époques troubles les dépositaires authentiques de la succession apostolique (on sait que Jean XXIII Roncalli se divertissait à envoyer des cartes postales représentant la tombe de Jean XXIII Cossa, déposé par le Concile de Constance) ?
S’agissant des Murmures du ciel, on commencera par louer le beau style, parfaitement maîtrisé, qui ressuscite la saveur du français d’avant-hier sans verser dans le mauvais pastiche ; un style altier et noble. Le roman repose sur deux postulats : le premier, que la jeune bergère serait de lignée royale, « le fruit de l’union adultère de la reine Isabeau de Bavière et de Louis Ier d’Orléans, le propre frère du roi Charles-V » (p.174). Le second, que le 30 mai 1431 fut brûlée « à Rouen sur le bûcher de la place du Vieux-Marché […] une femme présentée comme Jeanne mais qu’aucun témoin n’est en mesure ou en volonté d’identifier formellement ; aucune sentence d’exécution n’est prononcée, ni de procès-verbal dressé » (p.208). On serait tenté de balayer ces postulats, relatifs l’un à la naissance de Jeanne, l’autre à sa mort, d’un revers de main, mais ce serait oublier qu’à l’époque, la grande majorité des sujets d’un monarque, par exemple, n’avait pas la moindre idée de ce à quoi il ressemblait, ce qui permettait beaucoup de choses (on lira avec profit le livre de Gilles Lecuppre, L’Imposture politique au Moyen Âge).
Le fait que celui qui incarne le pouvoir (politique ou spirituel) pourrait bien être quelqu’un d’autre, substitué en vertu d’une ressemblance physique, est propre à exciter l’imagination. Certains dirigeants des anciens régimes communistes d’Europe de l’Est entretinrent des sosies, qui leur permettaient soit d’être vus simultanément à deux endroits du pays, soit de détourner attentats ou complots. Il est ainsi probable que le sosie d’Enver Hoxha, l’homme fort de l’Albanie, fut exécuté quelques heures après la mort de l’original. Si on continue à recourir à des sosies à l’heure du cinéma et de la télévision, on imagine à quel point il pouvait être facile de se faire passer pour un roi, un prince, en des temps où, pour la grande majorité de la population, le monarque n’était – dans le meilleur des cas – qu’un profil sur le côté face (d’où ce nom) d’une monnaie. De fait, le Moyen Âge européen a connu de nombreux épisodes de ce genre. Certains princes ont disparu sans que leur corps fût retrouvé et présenté au peuple : ce fut le cas de Frédéric Ier et, au XVIe siècle, du roi Sébastien de Portugal. Des légendes à la vie dure veulent que Frédéric II de Hohenstaufen dorme au cœur d’une montagne, en attendant de revenir prendre possession de son trône ; et les Portugais ont longtemps cru que Sébastien accomplirait également un retour triomphal dans son royaume. En attendant, on vit se présenter des personnages qui se firent passer pour ces illustres disparus et tentèrent de prendre leur place. Certains, faisant preuve d’une naïveté confondante, ne trompèrent pas leur monde longtemps et furent en général voués à un destin épouvantable. D’autres surent faire durer la supercherie, comme Tile Kolup, l’imposteur de Neuss, mais eurent également des fins brutales. Détail remarquable, la monarchie française (où les rois mouraient en public) fut exempte d’imposteurs. Précisément, objectera-t-on, « la bonne Lorraine » dont parlait Villon (né en 1431) est morte en public et pas seulement devant quelques personnes. Ici commencent les droits sacrés du romancier, même si Erik L’Homme fait suivre son œuvre d’une chronologie bien faite (qui mentionne même la triple donation du 21 juin 1429, que l’histoire républicaine n’évoque qu’avec réticence).
À quoi s’occupe désormais Jeanne dans ce royaume de France où tout le monde croit qu’elle a disparu sur le bûcher ? Elle retrouve ses anciens compagnons, Étienne de Vignoles, dit La Hire, Gilles de Rais, se faisant prudemment reconnaître d’eux. Après ses années de fer et d’héroïsme, elle apprend surtout que « les jours anciens, même remplis de gloire, n’appartiennent plus aux hommes mais à Dieu qui est le maître du temps qui passe » (p.50). Elle doit subir « la fin des agitations, la fixation du temps, le lent défilement des jours dont l’acceptation désormais constituait sa charge principale » (p.178). Mais que lui reste-t-il ? Elle ne peut se découvrir, sauf à remettre en marche la machine judiciaire qui l’a condamnée à mort (Pierre Cauchon est toujours de ce monde et toujours au service des Anglais – il mourra en 1442). Jeanne est bien vivante, mais dans un pays dont elle a contribué à infléchir l’Histoire et qui la croit réduite en cendres emportées par la Seine, elle n’a d’autre choix que de mener une existence ordinaire et retirée, entrée par mariage dans une famille patricienne de Metz. C’est un cas d’école intéressant : de façon paradoxale, en usant de la souveraine liberté du romancier, en déformant l’Histoire, Erik L’Homme se condamne à mettre en scène, dans ce très beau roman, un personnage aussi peu « romanesque » que possible, qui finira replié sur une intériorité spirituelle et domestique – le dernier chapitre la montre abîmée en prière, dans la chapelle d’une église messine, un « édifice gothique, construit il y a deux cents ans au-dessus d’une crypte aussi ancienne que les mystères qui ont conduit sa destinée » (p.178).
Gilles Banderier
Erik L’Homme est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Les Murmures du ciel est son premier roman historique.
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