Les Mœurs des Israélites, Claude Fleury (par Gilles Banderier)
Les Mœurs des Israélites, Claude Fleury, Honoré-Champion, coll. Sources classiques, édition critique Volker Kapp, 2018, 354 pages, 50 €
Tout livre qui a fait en son temps l’objet de nombreuses rééditions mérite, sinon d’être réimprimé (puisqu’il n’est en principe pas difficile de s’en procurer un exemplaire sur le marché de l’ancien), du moins d’intéresser ceux qui étudient le passé. En effet, ces rééditions nous renseignent sur le goût et le climat intellectuel d’une époque, qu’elles réfractent mieux que les œuvres de tout premier plan, toujours supérieures au siècle qui les vit naître.
Même pour de bons connaisseurs de la littérature française, Claude Fleury (1640-1723) n’est plus guère qu’un nom. Avocat devenu prêtre, corps mineur orbitant dans les gravités bientôt rivales de Bossuet et de Fénelon, précepteur auprès des enfants de la famille royale, successeur de La Bruyère à l’Académie française, il publia de nombreux ouvrages qu’on peut lire sans avoir l’impression de perdre son temps, entre autres Les Mœurs des Israélites. Le livre – qui contient (p.133) un éloge de la paysannerie et c’est déjà en soi une raison de le remarquer – connut de nombreuses rééditions, ainsi que des traductions dans un nombre impressionnant de langues (anglais, italien, néerlandais, allemand, espagnol, latin, hongrois, suédois, portugais, polonais, grec et arménien).
Un tel succès signifie évidemment quelque chose, mais quoi ? On trouvera des éléments de réponse dans la longue préface (une centaine de pages) de Volker Kapp, l’éditeur scientifique du volume, préface dont on doit déplorer qu’elle soit confuse, farcie d’étrangetés lexicales (p.59-75-77-249), d’approximations (p.98) et d’oublis (la bibliographie des éditions anciennes n’est pas complète). Les principes d’établissement du texte sont donnés à la p.114, mais il faut revenir en arrière (à la p.12) pour comprendre l’économie de ce travail. La mystérieuse ville d’Herbipolis (p.20, note 34) n’est autre que Würzburg.
Que sont Les Mœurs des Israélites ? Un texte majeur de ce courant qu’on pourrait appeler le « philosémitisme chrétien ». De quoi s’agit-il ? D’un courant de pensée moins tapageur que son double maudit, l’antisémitisme chrétien, mais d’une réalité indéniable à travers les siècles ; un courant incarné par de grandes personnalités, comme saint Bernard de Clairvaux et Reuchlin, ou des figures plus modestes (Anatole Leroy-Beaulieu, Irène Harrand, etc.). Depuis le IIe siècle, l’histoire du christianisme est marquée par la tentative de l’hérésiarque Marcion, qui voulut rejeter l’héritage juif. Peu importait, aux yeux de Marcion et de ses successeurs plus ou moins déclarés, que le Sermon sur la montagne fût un centon de citations vétéro-testamentaires ; que le Christ, la Vierge, les disciples, les évangélistes (sauf Luc) eussent été Juifs, que le Nouveau Testament s’achevât par un livre à la fois magnifique et typiquement juif : il fallait trancher les liens innombrables qui unissaient le christianisme à son terreau sémite. Il n’est pas difficile d’apercevoir où ce genre de raisonnement finit par conduire. Marcion avait d’ailleurs bricolé à l’intention de sa secte son propre Nouveau Testament qui, logiquement, ne comprenait que des bouts de l’Évangile selon Luc et des épîtres pauliniennes.
Au rebours, le philosémitisme chrétien postule le caractère indissociable du judaïsme et du christianisme, même si les deux religions ont fini par se séparer, et un de ses thèmes majeurs consistera à envisager Israël comme une grande et noble civilisation, égale, voire supérieure au monde grec et à Rome. Dans cette perspective, Les Mœurs des Israélites mettent à contribution toutes les œuvres anciennes alors disponibles (à l’exception des « apocryphes » chrétiens, dont l’intérêt historique est mince, voire nul). Comme les rivières s’écoulent dans les fleuves, la pensée de Claude Fleury irriguera une œuvre majeure, le Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament de dom Calmet, véritable encyclopédie de l’ancienne civilisation juive.
L’ensemble solidaire constitué par Les Mœurs des Israélites et le Commentaire littéral de dom Calmet fit l’objet d’une réfutation hystérique et odieuse due à Voltaire. Si celui-ci dit du bien de Claude Fleury dans Le Siècle de Louis XIV (« vécut à la cour dans la solitude et le travail »), il ne cessa de présenter les Juifs comme un peuple de sauvages pratiquant, en vrac, zoophilie, coprophagie, cannibalisme et sacrifices humains. Aussi longtemps qu’on n’aura pas trouvé un autre candidat, sensiblement antérieur, Voltaire doit être regardé comme l’inventeur de l’antisémitisme racial et laïc.
Il faut s’interroger sur la portée et peut-être même l’utilité du philosémitisme chrétien : d’un côté, il n’a empêché aucune horreur de se produire ; de l’autre, de nombreux « Justes parmi les nations » furent des prêtres ou des pasteurs. Prêtre de l’Église catholique (donc universelle), Claude Fleury a célébré la grandeur, la majesté, la noblesse de l’ancienne civilisation juive et il a eu raison de le faire. Dom Calmet et l’abbé Guenée, qui réfuta les textes antisémites de Voltaire, apparaissent comme ses continuateurs. Tous trois jouèrent-ils un rôle dans l’évolution de l’Église dans son rapport au judaïsme, passé en moins d’un siècle de « l’enseignement du mépris » à une attitude de respect et d’intérêt (on attend semblable conversion de la part de l’islam) ? Abondamment réédités et diffusés, leurs livres ont, de manière inévitable, exercé une influence. Mais de quel ordre ?
Gilles Banderier
Volker Kapp est professeur émérite de littérature française et italienne à l’université de Kiel. On lui doit notamment des études sur Fénelon.
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