Les Mirages de la certitude, Essai sur la problématique corps/esprit, Siri Hustvedt (par Gilles Banderier)
Les Mirages de la certitude, Essai sur la problématique corps/esprit, Siri Hustvedt, Actes-Sud, mars 2018, trad. anglais (USA) Christine Le Bœuf, 408 pages, 23,50 €
À plusieurs reprises, George Steiner a constaté – pour le déplorer – que les écrivains composaient leurs œuvres sans le moins du monde tenir compte des avancées scientifiques considérables accomplies au cours des dernières décennies : « Aujourd’hui, la grande aventure de l’âme, ce sont les sciences qui se trouvent placées devant les trois portes – ne disons pas ultimes mais phénoménales : réussir à créer de la vie humaine complètement in vitro, et à la cloner ; comprendre ce qu’est le moi, la conscience […] ; découvrir les limites de l’univers en déterminant quand a commencé le temps (les recherches comme celles de Stephen Hawking). Devant de telles questions, que voulez-vous, j’éprouve un certain ennui à lire un roman sur le thème d’un adultère à Neuilly. Les écrivains de nos belles-lettres ne veulent pas suer un peu, faire le boulot pour avoir une approche, même la plus rudimentaire, de l’univers de l’imagination dans les sciences et de cette poétique de l’énergie pure qu’on y trouve » (Le Monde de l’éducation, décembre 1999, p.19a-b ; repris dans Pierre Boncenne, Faites comme si je n’avais rien dit, Le Seuil, 2003, p.537-538).
On n’étendra pas ce reproche à Siri Hustvedt qui, si elle est devenue célèbre en tant que romancière, ne délaisse pas la prose d’idées. Dans Les Mirages de la certitude, elle examine la question des rapports entre le corps et l’esprit. Il faut reconnaître à l’auteur un courage remarquable, car le problème qu’elle entreprend de traiter (le verbe ne rend pas compte de sa démarche, comme on le verra) est un des plus complexes qui existe, avec celui de la nature du temps. Avons-nous avancé depuis Descartes et sa glande pinéale, explication aussi fallacieuse que célèbre ? Pas autant que nous pourrions le croire. Jamais il n’a été possible d’explorer aussi profondément le corps humain en général et le cerveau en particulier. Grâce aux techniques d’imagerie médicale, on peut littéralement voir le cerveau penser ou, en tout cas, réagir à des stimuli. Des zones cérébrales s’allument, comme des lampes sur un tableau de bord. La neurologie n’est pas un domaine où la recherche stagne. On publie beaucoup, on formule de nombreuses hypothèses, mais on sent aussi que l’essentiel nous échappe. Tout le monde s’accorde à constater l’extrême complexité du cerveau ; cependant la question principale demeure : comment produit-il de la pensée ? Comme le pancréas secrète l’insuline et d’autres hormones moins célèbres ? Les différences physiques, observables, entre le cerveau d’un génie et celui d’un individu ordinaire, sont ténues. On a beaucoup glosé sur le cerveau d’Albert Einstein, escamoté à sa mort, probablement parce qu’il n’y a pas grand-chose d’objectivement spectaculaire à dire. En quoi le cerveau d’Alexandre Grothendieck se distinguait-il de celui de son voisin, le paysan ariégeois, pour qui les mathématiques se bornaient aux quatre opérations élémentaires (lesquelles lui suffisaient amplement) ? Nous savons par quels processus physiques le cerveau de Bach a donné ordre à sa main de tracer sur le papier les notes de la Passion selon saint Jean. Au préalable, ce cerveau, comme celui de tous les musiciens, avait dû apprendre et assimiler le solfège. Mais comment la Passion selon saint Jean est-elle née parmi les circonvolutions gélatineuses abritées sous le crâne du maître ? Tous les débats des savants masquent notre ignorance fondamentale.
Par ailleurs, une autre question se pose : pouvons-nous comprendre le cerveau en utilisant le cerveau ? La question n’est pas tout à fait la même que « peut-on faire un trou dans le sable avec du sable ? », mais elle y ressemble. Peut-on comprendre le cerveau en utilisant le prisme et les catégories du langage humain, comme les comparaisons et les métaphores ? Suivant les époques et les progrès techniques, le cerveau a été comparé à un standard téléphonique avec ses fils de couleur (une comparaison qui semble étonnamment primitive), puis aux premiers ordinateurs, avec leurs grossiers tubes à vide. Aucune de ces comparaisons n’est adéquate. Tout se passe comme si comparaisons et métaphores étaient des pièges conceptuels. Mais comment les éviter ? Nous pensons la pensée à l’aide de notre langage humain, avec ses trouvailles et ses limites (que chacun a un jour ressenties). Même si certains affirment communiquer avec leurs chiens ou leurs chats, cela demeure très limité. On ne dit pas qu’il n’existe pas d’animaux intelligents, mais que leur vision du monde, si elle existe, est hors de notre portée. Les dauphins jouent et communiquent. Ont-ils des philosophes ? Sans doute non, répondra-t-on, en l’absence d’écriture. Mais toute la riche tradition druidique fut transmise oralement. Les travaux dans lesquels des scientifiques essaient d’imaginer ce que cela fait que d’être une chauve-souris (l’article de Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », publié en 1974, a accédé à une célébrité ambiguë), un dauphin ou une tique sont au-delà de toute vérification et de toute réfutation argumentée. L’intelligence et le langage humain semblent aller de pair. Sera-t-il possible de sortir du piège ?
Il y a toutefois du neuf car, avant même de comprendre comment fonctionne sa propre intelligence (capable, on le sait, du meilleur comme du pire), l’homme est en train de mettre au point une intelligence artificielle, dont les modalités d’apprentissage et de raisonnement ne ressemblent à rien de connu. Des ordinateurs passent avec succès le test de Turing. On parle de « réseaux de neurones profonds », mais ces neurones n’ont rien d’organique. Cela croise un vieux rêve scientiste, celui d’une intelligence débarrassée des servitudes déshonorantes de la matière, du sommeil, de la faim, de la mort. Nous rejoignons ici la littérature et l’évolution prophétisée par Arthur C. Clarke au chapitre 37 de 2001 l’Odyssée de l’espace.
Il est significatif qu’un des grands clivages entre intelligence humaine et intelligence artificielle se situe au niveau du langage humain. Les métaphores sont, paraît-il, inaccessibles à cette dernière. On pourrait compiler un volumineux bêtisier grâce aux sottises engendrées par les systèmes de traduction informatique.
Les perspectives sont vertigineuses. Siri Hustvedt a relevé le défi que constitue, pour un romancier, d’écrire sur un sujet aussi pentu. Elle a assimilé une bonne partie de ce que les scientifiques appellent la « littérature » (p.203), ce qu’eux-mêmes ou leurs pairs publient sur un sujet donné. Siri Hustvedt n’apporte pas de réponses aux questions angoissantes que tout cela soulève. Sa démarche intellectuelle évoque Montaigne. Elle rappelle la progression parfois incohérente des sciences, la part d’idéologies en tous genres, de préjugés, de grilles d’interprétation qui tapissent l’arrière-plan des découvertes scientifiques. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la science n’est (pas plus que les corps humains) pas « pure », libre et exempte de contingences variées.
Gilles Banderier
En France, toute l’œuvre de Siri Hustvedt est publiée par Actes Sud, notamment : Tout ce que j’aimais (2003), Un été sans les hommes (2011) et Un monde flamboyant (2014), qui a reçu le prix Transfuge du meilleur roman américain.
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